La période qui s’ouvre avec, d’une part la perspective de la présidence française de l’Union Européenne, d’autre part la présence d’un commissaire européen en charge tout à la fois de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l’espace, Thierry Breton, déterminé à en finir « avec la naïveté qui a marqué jusqu’ici laction de l’Europe dans le domaine des technologies », est l’occasion de mettre en œuvre une stratégie nationale et européenne face aux géants technologiques américains et asiatiques.

Certains candidats à la dernière élection présidentielle avaient évoqué le risque pour la France et l’Europe de devenir des « colonies numériques » de deux autres continents. Si la campagne a pu être alors l’occasion d’évoquer la question de notre souveraineté numérique, rares ont été alors ceux qui en ont exposé les enjeux, et depuis plus rares encore ceux qui ont avancé des solutions pour faire pièce aux géants technologiques américains et asiatiques, en premier lieu le gouvernement. 

Face à des technologies numériques dont le potentiel de transformation est loin d’être épuisé, les perspectives de progrès sont aussi grandes que les craintes. En sont impactés l’emploi, les fondements de nos économies, de nos cultures et de nos systèmes politiques, et on n’a pu que constater une morne résignation.

La gestion du nouveau Health data hub du Ministère de la santé confié sans état d’âme à Microsoft, au prétexte qu’il n’existait aucune entreprise à la hauteur, est le dernier et inquiétant symbole de l’incapacité de nos dirigeants à faire face aux défis politiques, industriels et juridiques des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft).

Dans le même temps, l’intense lobbying déployé par ces mêmes GAFAM à Bruxelles permet de mieux comprendre pourquoi, à l’époque, la NSA (Agence nationale de sécurité américaine) a focalisé ses écoutes sur les fonctionnaires européens chargés de la concurrence !

Nous devons être lucides

Les révélations d’Edward Snowden – qui fut un collaborateur de la NSA – et l’ingérence d’une puissance étrangère dans le processus électoral américain de 2016 nous interdisent toutes formes de naïveté. Nous devons être lucides sur les mesures à prendre pour protéger les données des citoyens et de nos entreprises. La défense de notre souveraineté numérique doit d’abord s’accompagner d’une stratégie de développement industriel de ces technologies, défensive mais aussi offensive.

Les entreprises extra-européennes ont profité, souvent légalement, de la disparité des régimes fiscaux européens ; l’harmonisation post-Brexit de ces régimes doit devenir une priorité de nos gouvernements. Mais la lutte contre l’optimisation fiscale des GAFA ne suffit pas : nous devons aussi aider les entreprises de ces secteurs à se développer en Europe, et en particulier aider les PME à grossir et à devenir des acteurs internationaux.

Si ce n’est bien entendu pas à l’Etat de créer ces technologies, il doit en accompagner les acteurs en orientant ses marchés vers les PME innovantes dans les secteurs stratégiques comme la santé connectée, l’énergie, la maîtrise de l’environnement, les transports. Il convient aussi d’aider les entreprises européennes à développer les outils cryptographiques (en particulier les crypto-monnaies), fer de lance des nouvelles vagues « d’uberisation » dans la banque et l’assurance.

Politiques volontaristes

Nous assistons à une véritable hémorragie des talents et des start-up rachetés par des groupes américains ou asiatiques. Nous ne disposons d’aucune licorne ou presque. Les accords régulièrement passés par le gouvernement avec les géants de ces technologies sont autant de signaux négatifs.

Ils correspondent parfois à de véritables abandons de souveraineté, comme le partenariat entre l’Etat et l’américain Cisco pour la formation des ingénieurs réseaux de nos administrations, ou encore les accords des ministères de l’éducation et de la défense avec Microsoft, et plus récemment le financement par Google de la Grande Ecole du numérique, on pourrait multiplier les exemples.

Il convient de rappeler que toutes les nations qui ont développé des écosystèmes technologiques puissants l’ont fait grâce à des politiques volontaristes. Le Small Business Act de 1953 a permis aux PME américaines innovantes d’obtenir d’emblée des contrats fédéraux ou locaux. Ces mécanismes d’achats et d’aides publiques intelligentes sont à l’origine des plus grandes réussites américaines, comme celle d’Elon Musk avec Tesla.

Ces géants technologiques se sont aussi développés grâce à des exemptions fiscales et des aides gouvernementales. Comme le résume l’économiste américaine Mariana Mazzucato, « il n’y a pas une seule des technologies-clés de l’iPhone qui n’ait été à un moment ou un autre subventionnée par l’Etat américain…».

Des enjeux stratégiques

Plutôt que des grands plans industriels souvent inefficaces qui se résument souvent à du « saupoudrage » au bénéfice des grands groupes, l’Etat doit ainsi se concentrer sur le développement de nouveaux géants technologiques.

Certaines mesures peuvent être prises à coût zéro. C’est le cas lorsque les autorités allemandes associent cybersécurité et développement industriel en imposant aux sociétés américaines de créer des « data centers » sur le territoire européen plutôt que d’accepter le transfert des données et de l’expertise sur leur traitement aux Etats-Unis.

Ces décisions étaient d’autant plus importantes alors que l’administration Trump a exclu les données personnelles des « non-citoyens américains » de toute forme de protection juridique. Mais c’est l’inverse hélas qui a prévalu à l’époque lorsque la Commission européenne a accepté que l’autorité de contrôle de l’accord transatlantique sur le transfert des données des citoyens et des entreprises européennes (« Privacy Shield ») soit installée aux Etats-Unis, alors que le traitement en masse des données et les algorithmes de l’intelligence artificielle sont devenus des enjeux stratégiques pour notre économie et notre défense !

L’ensemble des instruments de l’Etat, tant industriels que juridiques, fiscaux et diplomatiques, doit être activé et coordonné au profit d’une politique industrielle française et européenne des technologies. Jamais il n’a été plus urgent de reprendre en main notre destin numérique !

Aujourd’hui, en matière de souveraineté numérique, reprenant les termes du dernier rapport de l’Institut de Souveraineté Numérique et de l’AFNIC « Internet des Objets & Souveraineté Numérique : Perspectives industrielles et enjeux de régulation », on peut résumer l’enjeu de la manière suivante : « Pour les pays de l’Union, la souveraineté numérique ne consiste plus seulement à conserver la maîtrise de leurs infrastructures informationnelles ou à garantir leur indépendance vis-à-vis des technologies extra européennes, il sagit aussi de veiller à ce que ces technologies ne remettent pas en cause nos libertés fondamentales ou même les bases de nos systèmes de protection sociale », de démocratie et de modèles de société.

L’espoir d’une nouvelle politique

La séquence qui s’ouvre au niveau européen est une opportunité à saisir, la souveraineté numérique étant, semble t’il, enfin devenue pour la commission un objectif stratégique. Le plan d’action européen « Pour une décennie numérique » qui vise à traduire les ambitions numériques de l’Union en objectifs concrets à l’horizon 2030 est un signal positif. Reste à s’assurer que, par exemple, selon les textes finaux qui seront votés (le Digital Services Act (DSA), le Digital Markets Act (DMA) et l’Acte sur la Gouvernance des Données), selon les choix stratégiques qui seront faits, une réelle maîtrise du numérique dans toute une série de domaines clefs que la pandémie de la Covid 19 a d’ailleurs bien identifiés (logistique et transports, cybersécurité, santé, etc.) soit effective.

Si de grands principes qui doivent guider l’action numérique de l’Europe à l’horizon 2020 sont énoncés, nous allons bien voir si pour l’Europe, comme pour la France d’ailleurs, nos gouvernants auront bien l’objectif de créer les technologies et les réglementations qui permettront de créer un monde souverain en accord avec nos  principes fondamentaux de l’Etat de droit et de la démocratie.

copyright UCYoann Leveque

Une Parole d’Expert de
Catherine MORIN-DESAILLY
sénatrice de la Seine-Maritime

Parution le 19 mars 2021

 

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