Pour un écosystème numérique écoresponsable

L’écosystème numérique et ses principaux acteurs sont sortis renforcés de la crise sanitaire. Le solutionnisme technologique continue de séduire certains dirigeants et consommateurs.

La société s’organise et poursuit son développement au travers du numérique, sans pour autant questionner les nouvelles dépendances sociotechniques et vulnérabilités qu’il engendre. Les coûts écologiques et humains, les capacités de déstabilisation sociale, économique et politique du numérique sont encore insuffisamment pris en compte. De plus, peu de considération est accordé aux risques sanitaires et environnementaux liée à l’extraction polluante des terres rares, à leur traitement (séparation, raffinage, transformation), au coût du transport lié à leur exportation (matériel brut) pour leurs transformation, réexportation, importation en produits finis vers des pays consommateurs.

Si les efforts déployés pour rendre le numérique plus durable, plus éthique, plus solidaire, sont à saluer, ils ne permettent toujours pas de répondre aux objectifs de développement durable de l’ONU (Agenda 2030)[1] et à l’urgence climatique et environnementale, qui sont désormais indissociables de l’urgence numérique. Si le numérique peut faire partie des solutions pour le climat, il est également générateur de gaz à effet de serre, destructeur et consommateur de ressources naturelles et énergétiques. À la croisée des contradictions culturelles, environnementales et économiques, il est un catalyseur d’injonctions contradictoires : accélérer et ralentir la croissance numérique ; consommer plus d’électronique et avoir plus de normes pro-environnement ; disposer de plus de connexion, plus de débit et réaliser une décroissance et désintoxication numériques.

De nouveaux risques, de nouveaux besoins

La plateformatisation du monde, inscrite dans la pensée technoéconomique dominante développée par les GAFAM et déclinée à l’infini, est un obstacle à envisager d’autres futurs numériques, à penser autrement le numérique, à réorienter les choix stratégiques et l’allocation des ressources.

Est-ce que les choix numériques sont réalisés dans une vision holistique, qui intègre les besoins du court et du long terme et tient compte du risque de pénurie des ressources naturelles et de leur finitude ? Sont-ils compatibles avec la protection de l’environnement et de la biodiversité ?

Persévérer à développer le numérique « business as usual », c’est rendre la société plus dépendante et plus fragile. Au pire, le pays n’aura plus besoin d’adversaire, il pourra s’effondrer de lui-même. Au mieux, les générations futures se poseront des questions similaires à celles que nous nous posons aujourd’hui pour sortir du nucléaire, à savoir, comment sortir du numérique ?

Le rouleau compresseur de la 5G, du big data, de l’intelligence artificielle et des objets connectés ignore les préoccupations et résistances d’un pan important de la société civile qui s’interroge sur leurs finalités, capacités de surveillance et sur leurs impacts sur l’environnement et le vivant. Une guerre idéologique entre les « pour » et les « contre » du « tout numérique » se développe. Elle exclue la possibilité d’une voie médiane, celle d’un numérisme raisonnable.

La pandémie offre une occasion exceptionnelle pour appréhender les risques complexes d’aujourd’hui et de demain de manière systémique, pour stratégiquement, tactiquement et opérationnellement prévenir des crises majeures dont la survenue répétitive est catastrophique.

Plus que des cyberattaques

Les technologies numériques font partie des secteurs industriels qui contribuent à épuiser les ressources naturelles (fabrication et utilisation) et à polluer la planète (surconsommation, obsolescence programmée, extraction des terres rares, déchets toxiques…). En 2020, la masse mondiale de déchets d’équipements électriques et électroniques est estimée à 50 millions de tonnes, dont seuls 20% seraient collectés et recyclés[2].

La consommation électrique croît avec la numérisation des activités, le nombre de systèmes, le transfert et stockage de données ainsi qu’avec les usages. L’informatisation de la société constitue un puissant accélérateur du changement climatique.

Il a été démontré que la consommation d‘énergie fossile par le numérique a dépassé celle du trafic aérien[3] ces dernières années.

Les risques et les crises environnementales et écologiques constituent depuis plusieurs années et selon les diverses éditions du Global Risk Report du World Economic Forum[4], des problèmes majeurs auxquels doit faire face le monde hyperconnecté et dépendant de l’informatique.

Désormais, les cyberattaques sur les infrastructures énergétiques et industrielles dont l’activité est liée aux ressources naturelles (par exemple les usines chimiques, les structures de traitement des eaux, les plateformes d’exploitation pétrolière, les centrales nucléaires, etc.) sont également des facteurs de risques aggravants pour l’environnement. Du fait de la dépendance de ces infrastructures à l’informatique et de la réalité des menaces, la cybersécurité est aussi à considérer comme une urgence planétaire internationale.

Des exigences de cohérence

Certains acteurs s’engagent dans des mesures de réduction de la consommation électrique des infrastructures. Bien que positif, il ne faut pas sous-estimer le potentiel effet de bord induit par des pratiques numériques plus importantes du fait qu’elles seraient moins énergivores et moins culpabilisantes. Pour réduire les impacts écologiques du numérique, ce sont tous les acteurs – tant locaux que globaux – qui doivent être mobilisés. Dans ce domaine comme dans d’autres, il n’est pas certain que l’autorégulation des fournisseurs et le volontarisme des utilisateurs constituent des leviers de changement suffisants.

Les modèles économiques du numérique sont basés sur des usages permanents, une connectivité totale, une production de contenus surabondante et un trafic de données gigantesque. La conception des produits est majoritairement optimisée pour les rendre addictifs et les pratiques de marketing contribuent à maximiser la consommation numérique.

Une volonté politique forte et des dirigeant-e-s courageux-ses, pourraient contribuer à spécifier et à faire respecter des mesures stratégiques et opérationnelles compatibles avec la préservation de l’environnement. Cela augmenterait la cohérence et l’efficacité des actions parfois menées, mais souvent de manière isolée et fragmentaire. Cela permettrait aussi de dépasser les approches opportunistes relevant du lessivage vert (green washing) ou de la séduction, pour faire émerger des solutions convaincantes tant au niveau de la recherche, que de l’innovation et de l’industrialisation.

Ainsi par exemple pour ne citer que trois questions :

  • Comment sont pris en compte les impacts du numérique sur l’environnement et sur la santé des citoyens dans le contexte de la multiplication et du déploiement de nouvelles infrastructures informatiques et de télécommunication (5G et générations suivantes) ?

  • Quelles sont les mesures concrètes relatives au traitement et recyclage des déchets numériques, au développement d’une économie circulaire, plus locale des produits et déchets informatiques, dont le nombre est amplifié par leur obsolescence programmée ?

  • Comment est satisfait le besoin de sensibiliser, d’éduquer et d’entrainer à ses problématiques ?

Initialiser un cercle vertueux d’une économie numérique écoresponsable et compatible avec l’humain permettrait peut-être, de dépasser la difficulté ontologique à penser l’écosystème numérique véritablement au service du vivant. Un changement de paradigme doit s’opérer pour que les externalités écologiques du numérique soient prise en compte et que les avancées des sciences et techniques ne deviennent pas un vecteur de destruction. Au-delà de l’obsolescence programmée des systèmes informatiques, c’est celle de l’humain dont il question avec la fuite en avant technologique.

Si d’un point de vue écologique, l’augmentation du numérique n’est pas soutenable, celle de la chosification de l’humain par le numérique, celle de la substitution de l’humain par des robots et des programmes informatiques, le sont encore moins.

Perspectives

Si la planète est dans un état d’urgence, c’est que nous autres humains, le sommes aussi, y compris du fait du numérique. Repensons notre relation à la nature, arrêtons nos comportements prédateurs, donnons de l’importance à notre état de nature, vivons en harmonie avec la nature et arrêtons de la détruire par nos activités. Simuler la nature par des programmes informatiques ne remplace pas les espèces disparues ni la biodiversité à jamais perdue. La vie numérique n’est pas la vie biologique.

Lutter contre le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité c’est contribuer à défendre nos libertés. Lorsque la « maison commune » brûle, la liberté de vivre dans un environnement sain n’existe plus, comme en témoignent désormais les rescapés des feux australiens contrairement au milliard d’animaux morts.

L’introduction du discours sur le colonialisme de l’écrivain et homme politique martiniquais Aimé Césaire en 1950, rappellent que « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde »[5].

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[1] https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

[2] C. P. Baldé, V. Forti, V. Gray, R. Kuehr, P. Stegmann: Suivi des déchets d’équipements électriques et électroniques à l’échelle mondiale 2017, Université des Nations Unies (UNU), Union internationale des télécommunications (UIT) & Association internationale des déchets solides (ISWA), Bonn/Genève/Vienne.
https://www.itu.int/en/ITU-D/Climate-Change/Documents/GEM%202017/GEM2017_Executive%20Summary_F.PDF

[3] https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2018/11/Rapport-final-v8-WEB.pdf

[4]http://www3.weforum.org/docs/WEF_The_Global_Risks_Report_2021.pdf

[5] Introduction du discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, 1950.
https://www.larevuedesressources.org/IMG/pdf/CESAIRE.pdf
https://histoirecoloniale.net/Aime-Cesaire-Discours-sur-le-colonialisme

Une Parole d’Expert de

Professeur Solange GHERNAOUTI
Université de Lausanne
Directrice
Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group

Parue le 14 mai 2021

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