C’est un pays qui entend figurer parmi les plus avancés au monde en matière de technologies du futur. Mais un pays de 700 km2 et de 5,6 millions d’habitants : une prétention risible ? Pas si sûr…
Lorsque l’ancienne colonie britannique de Singapour accède à l’indépendance en 1965, tous les experts jugent définitivement non viable l’existence comme nation souveraine de la petite île équatoriale nichée au cœur de l’Asie du Sud-Est. Et pourtant, en moins de deux générations, elle est passée du tiers-monde au premier et à présent caracole en tête des classements internationaux regardant richesse – elle dispose du 3ème PIB/habitant mondial -, gouvernance, éducation et innovation.
Elle est devenue une puissance économique sans rapport avec ses dimensions géographiques et démographiques, en pointe dans l’expérimentation de l’économie de la connaissance, des transitions urbaine et climatique. Ses secrets ? La vision et la poigne d’un personnage hors du commun, Lee Kuan Yew, premier ministre de 1959 à 1990. La nécessité de survivre dans un environnement hostile – une population très majoritairement d’origine chinoise au cœur du monde malais -, garantie par une avance dans tous les domaines sur ses voisins régionaux -, une survie jugée dépendre aujourd’hui pour bonne part de l’infrastructure de connectivité globale et des compétences numériques de la population. L’habitude, aussi, de muer en force ses vulnérabilités. Singapour s’est ainsi dotée d’un Etat entrepreneur et facilitateur, aussi ennemi de l’idéologie que de la bureaucratie, et d’un gouvernement qui, invariablement, a conservé pour boussole pragmatisme et flexibilité. Pareil contexte explique le rapport du pays aux nouvelles technologies, ici alliées au bon sens.
Une ambition : devenir un hub de l’infocom
Dès le début des années 1980 débute l’informatisation de la fonction publique, suivie de l’extension massive de la connexion aux sphères professionnelle, éducative et privée, prélude à l’ambition de la cité-Etat de devenir un hub de l’infocom. Dès 2003, 4 millions de résidents bénéficient d’une identité numérique ; trois ans après, le wifi gratuit est étendu à toute l’île, qui entreprend de devenir intelligente : en 2023, elle occupe le 7e rang mondial des Smart Cities.
L’aventure a commencé en 2014 lorsqu’est initié un méga projet de numérisation, richement doté financièrement, destiné à transformer la Ville du Lion (Singapura) en nation hyper-connectée. Est concerné l’ensemble des aspects de la vie urbaine (productivité, santé, sécurité publique, mobilités, habitat, énergie, créations d’emplois dans le secteur privé, fintech, gestion des déchets…) d’une cité-Etat abritant l’une des économies les plus performantes au monde, mais à la population vieillissante et excessivement dépendante de l’extérieur.
Il s’agit également de faire du territoire abritant la seconde densité mondiale par habitants/km2 (7.840) un laboratoire pour une planète dont, en 2050, les deux-tiers de la population vivront en ville. Le gouvernement singapourien entend aussi user des potentialités du numérique pour trouver une alternative économique aux Etats providence en difficulté quand ce n’est en faillite (performances déclinantes des services publics, inflation des droits individuels etc.).
Juillet 2024 : création du Ministry of Digital Development & Information (MDDI)
C’est en 2019 qu’est publiée la première stratégie nationale en matière d’intelligence artificielle, notamment appliquée aux domaines de l’éducation, le la santé et de la défense, une technologie jugée indispensable à la prospérité nationale, exigeant une vision globale. En juillet 2024 est créé le tout nouveau Ministry of Digital Development & Information (MDDI), qui a la main sur la cybersécurité et la prévention des usages déviants de l’IA et des technologies quantiques.
Sous l’autorité de Josephine Teo, également Second ministre de l’Intérieur, le MDDI a en charge la Singapour numérique (un secteur économique qui en 2022 représentait déjà 17% du PIB), dont la Smart Nation. L’objectif : « un avenir numérique prospère pour tous les Singapouriens », en développant notamment la culture numérique de l’ensemble des classes d’âge.
Trois piliers pour la première Smart Nation d’Asie
A Singapour, où local et national se confondent, la première Smart Nation d’Asie repose sur trois piliers : gouvernement numérique (la totalité des démarches administratives se font en ligne), économie numérique et société numérique.
Les fondations de cette infrastructure (innovation, protection des données, réglementation, alphabétisation numérique et formation tout au long de la vie…) sont du ressort de l’Infocom Media Development Authority (IMDA). Elle a lancé l’an dernier un programme dont l’objet est de développer le premier modèle de langage multimodal régional apte à comprendre contexte et valeurs propres aux différentes cultures d’Asie du Sud-Est. Et créé AI Verify, destiné à tester la gouvernance de l’intelligence artificielle sur la base des cadres définis par l’Union Européenne, l’OCDE et le Singapore’s Model AI Governance Framework.
L’IA au cœur d’une stratégie nationale majeure
L’an dernier a été publiée la seconde mouture de la stratégie nationale sur l’IA, cette « technologie sans passeport », dominée par deux pays essentiels l’un à la sécurité de Singapour, les Etats-Unis, l’autre à sa prospérité, la Chine… Elle manifeste qu’en la matière, le pays est passé de l’opportunité à la nécessité, du local au global et des projets au système.
Bien dotée financièrement – 743 millions USD y seront consacrés dans les cinq ans à venir, notamment pour les puces à haute performance, la formation/reconversion et les développements industriels -, cette stratégie vise aussi à relever les défis complexes propres à l’IA : énergie, données, éthique…
Soit minimiser ses effets disruptifs et l’utiliser avec des garde-fous pour répondre aux défis : industrie du futur, transition climatique, vieillissement de la population : « une IA pour le bien commun ». Créée en 2017, AI Singapore a pour vocation de financer la recherche fondamentale et celle relative à la gouvernance et l’éthique des systèmes d’IA au niveau national ; elle fédère un écosystème de startups et entreprises travaillant à créer, outre des produits dédiés, un label de confiance spécifiquement singapourien, et à placer le pays sur l’échiquier mondial.
Une (cyber)défense totale
Il y a quelques mois, une cyberattaque visant un prestigieux cabinet d’avocats singapourien a donné lieu, selon les médias, au versement d’une rançon de 1,89 million USD en bitcoins. Elle survient après d’autres attaques dont ont été victimes plusieurs entreprises, dont le vénérable quotidien Straits Times, et le système de santé, la plus importante de ces attaques qui, en 2018, a compromis les données personnelles de 1,5 million de patients, dont celles du premier ministre. Trois ans plut tôt avait vu le jour la Cyber Security Agency, aujourd’hui gérée par le MDDI mais relevant du premier ministre, qui considère que la cybersécurité est affaire de responsabilité collective autant que d’hygiène individuelle. Forte de nombreux partenariats bilatéraux, elle opère avec le ministère de la Défense (MINDEF) et traite les menaces sur la continuité des services critiques : énergie, eau, télécoms, santé, banque et finance, administration.
Avec la Defense Cyber Organisation et le Singapore Armed Forces C4 Command & Cyber Defense Group – opérant 24/7, qui regroupe plusieurs unités composées de militaires professionnels et d’appelés – le ministère de la Défense de Singapour s’est doté d’outils adaptés dès 2017. Son Centre des opérations de cybersécurité (Cyber SOC) est en charge de la surveillance, détection analyse et réponse aux menaces. Il entretient des liens étroits avec la Defense Science & Technology Agency responsable de l’innovation en matière militaire et de la dotation des forces en technologies les plus avancées.
Une sixième composante pour la Total Defense : la défense numérique
Depuis quarante ans, Singapour a fait sien le concept de Défense totale, célébré chaque 15 février, en souvenir de ce jour de 1942 où la « forteresse Singapour », fleuron jugé imprenable de l’empire britannique, capitula devant les Japonais. La Total Défense a cinq composantes : militaire, civile, économique, sociale et psychologique.
En 2019, en a été rajoutée une sixième : la défense numérique. Le 9 août 2024, sur le padang, vaste espace gazonné au cœur de Singapour, le pays célèbre sa fête nationale. Le nouveau président de la République, Tharman Shanmugaratnam, passe en revue les contingents des trois armes.
Mais cette année, comme les Mousquetaires, les trois armes sont quatre : fin 2022 a été formé le Digital Intelligence Service (DIS), « gardien de la nouvelle frontière » qui répond à présent de la cybersécurité du secteur de la défense. Commandé par la major-général Lee Yi-jin, également directeur du Renseignement militaire, le DIS a compétence pour tout ce qui touche au cœur numérique des forces armées : renseignement, ingénierie logicielle, IA, technologies du cloud, communication cellulaire mobile…
Un étroit partenariat entre la France et Singapour
Dotée d’une capacité peu commune à capitaliser sur les dernières avancées technologiques, Singapour s’avère ainsi en avance sur de nombreux pays européens. La France l’a bien compris, qui entretient avec la jeune République, méritocratie multiethnique, un partenariat sans équivalent en Asie.
D’abord « stratégique », il a été hissé cette année au niveau de « partenariat stratégique global », et concerne en particulier défense, sécurité et économie. Pilier de la stratégie indopacifique française, Singapour est notre second client en Asie-Océanie, notre deuxième excédent commercial bilatéral et abrite la première communauté expatriée française de la région. Après qu’en 2018 a été conclu un accord de coopération dans le domaine de l’IA entre le CNRS, l’INSERM, l’INRIA et AI Singapore, ce partenariat entend la renforcer dans celui du numérique : d’autres accords récents regardent la coopération sur l’économie numérique et verte ainsi que la création d’un laboratoire commun sur l’intelligence artificielle dans le secteur de la défense.
Que conseiller au visiteur pressé de Singapour ?
Bien sûr, de visiter au nord-est de l’île le Punggol Digital District, parc d’affaires, campus, premier ecodistrict singapourien et premier micro-réseau multi-énergies d’Asie du Sud-Est, où s’installent les principaux acteurs en matière de cyberdéfense et cybersécurité, IA, robotique, fintech, blockchain et autres.
Mais, auparavant, il aurait intérêt à s’immerger un peu dans la Singapour traditionnelle, son centre colonial et son patrimoine, conservatoire des cultures chinoise, malaise et indienne. Pour bien comprendre qu’il est très loin de la Californie…