Avez-vous déjà posé la question à un enfant – qui n’est pas le vôtre – sur ce que signifie pour lui la « sécurité numérique » ? Certains vous diront que c’est de faire attention à ne pas se faire voler son smartphone ; d’autres que c’est d’éviter que les parents puissent lire leurs conversations. Parfois certains parleront de cyberharcèlement, le sujet est d’ailleurs au cœur des « préoccupations numériques » des établissements scolaires. Dans 80% des cas, lorsque le responsable d’une école sollicite une intervention c’est que des événements malheureux se sont déroulés en son sein. Aussi grave soit-il, le cyberharcèlement n’est que l’arbre cachant la forêt. Il focalise l’attention, écartant la question fondamentale de l’exemple que nous donnons aux jeunes dans notre rapport aux outils numériques.
Les dangers et conséquences
Nés avec une puce de silicium dans la main mais sans le manuel de sécurité, ils ont entre onze et quinze ans et représentent en 2022 la part de la population la plus exposée aux risques et menaces issus du cyberespace ou induits par son utilisation. Qu’il s’agisse du cyberharcèlement, de la cyberprédation, du revenge porn, des arnaques en tout genre mais aussi des troubles du sommeil, de l’attention, de la fertilité jusqu’aux collectes de données abusives aux répercussions mesurées en décennies, qui se charge de le leur dire ? Ils ont entre onze et quinze ans et sont en danger. Ignorant tout des conséquences de leur usage des outils numériques, parents et enseignants n’en savent guère davantage. Il y a effectivement une différence entre « être habile » sur ces supports et « être habile » en sachant de protéger, soi et les autres.
L’exposition involontaire est là, l’apprentissage via les outils numériques aussi : films d’animation en anglais, jeux de logique, etc. L’autonomie peut être encouragée tant que l’outil n’est pas connecté à un réseau. Ecrire des histoires sur un traitement de texte n’a pas les mêmes effets que les donner en pâture aux trolls du Web sur un blog. A bidouiller l’outil, l’enfant en découvre seul les fonctionnalités et devient un petit hacker qui cherchera à contourner les restrictions parentales ou à modifier et améliorer certaines d’entre elles. Les vraies problématiques se posent lorsque l’outil est connecté, car la sécurité numérique n’est pas qu’une affaire personnelle que l’on peut rapporter à « je n’ai rien à cacher ». C’est l’affaire de tous. Que l’on décide de s’exposer volontairement pourrait passer pour un choix personnel, si l’opacité des algorithmes des réseaux sociaux et les multiples « autorisations d’accès » données sur un terminal n’en faisaient un choix qui est tout sauf personnel. Accorder à une application l’accès aux contacts n’est pas anodin. Monsieur ou Madame « je n’ai rien à cacher » ont-ils demandé l’autorisation desdits contacts pour donner leur numéro et les informations qui y sont associées, à l’entreprise propriétaire de l’appli ? La décision est donc finalement collective. Décision ou soumission, puisque, même avec toute la volonté du monde, il n’est pas possible d’y échapper – une seule personne parlant de vous en ligne suffit à vous créer une e-réputation.
Aussi opaque qu’il est transparent, le cyberespace semble complexe à appréhender. Une règle est pourtant limpide : rien ne disparaît jamais d’Internet. Cette « loi de l’Internet » ramène ainsi à une question binaire : acceptez-vous ou non que ce que vous enregistrez, commentez et diffusez depuis vos outils numériques puisse être collecté et analysé, avec en outre une probabilité plus ou moins importante que ce soit utilisé non dans votre intérêt mais dans celui des entreprises auxquelles vous avez autorisé l’accès. Si des adultes rencontrent déjà des difficultés avec cette approche, nous n’avons pas le droit de priver les enfants de cette réflexion et de sous-estimer leur capacité à y apporter une réponse.
Un âge pour chaque usage
« Tous concernés » pourrait être le slogan d’un groupe manifestant contre la fermeture de la dernière épicerie du village. Il convient tout aussi bien à la question de la sensibilisation à la sécurité numérique des enfants dès le plus jeune âge. Avant trois ans, la question des écrans n’est pas à poser : elle est proscrite. Leur développement est en jeu : un bébé joue aussi bien avec un cube coloré qu’avec un smartphone, les conséquences, elles, ne sont pas les mêmes. A Taïwan les parents exposant leurs enfants de plus de deux ans au-delà de 30 minutes par jour aux outils numériques se voient redevables d’une amende de 1400€. Une loi qui fait rêver lorsque l’on entraperçoit la moitié des répercussions d’un usage abusif sur les plus jeunes.
Au-delà, difficile de les tenir éloignés. Après tout, le numérique est magique, lorsqu’il est utilisé à bon escient et surtout qu’il ne nous prive pas de nos capacités initiales. Or une situation terrifiante qui devrait susciter un scandale national se déroule sous nos yeux : une large majorité des bacheliers n’est pas capable d’écrire une phrase sans de multiples fautes d’orthographe. Entre la stigmatisation des élèves atteints de troubles de type dyslexie et le corps professoral presque sommé de ne plus pénaliser les jeunes bourreaux de la langue française il y a un pont aussi grand que la distance entre Lyon et Washington. Les raisons sont nombreuses. L’une d’elles n’est pas étrangère au goût de la facilité et de l’immédiateté induites par les outils numériques. Quelle levée de boucliers lorsque, enseignant l’histoire du numérique à des jeunes en première année dans le Supérieur, j’ai interdit en cours l’usage de l’ordinateur et la présence du smartphone sur la table ! Le résultat a été une incapacité quasi-totale pour les étudiants à noter les concepts-clefs du cours ; une absence d’autonomie dans la recherche personnelle devant le compléter ; une confiance aveugle aux éléments « trouvés sur Internet » sans la moindre preuve de la fiabilité de la source et un choc réel lorsque j’ai suggéré de mettre un pied dans une bibliothèque. Dès le départ, le numérique ne doit pas se substituer aux supports physiques mais venir en complément. Apprendre à chercher une information fiable commence entre les pages de différents ouvrages : ce n’est pas parce que l’on peut le « palper » que c’est « passé ». Aux premières interrogations de l’enfant c’est un livre qui doit lui être mis entre les mains. Plus tard, l’apprentissage complémentaire des outils numériques peut venir compléter les capacités acquises. Un texte en anglais à traduire doit nécessiter l’usage d’un dictionnaire soutenu ponctuellement par un site, tel que wordreference.com par exemple.
Il est ainsi essentiel de garder à l’esprit et de transmettre l’idée que les outils numériques doivent rester… des outils. Adultes, nous constatons parfois notre affaiblissement intellectuel en nous surprenant à utiliser la calculatrice du smartphone au lieu de faire un calcul mental ou à utiliser l’assistant vocal pour rédiger un message et l’envoyer à une personne située de l’autre côté du couloir. Lorsque les plus jeunes utilisent ces outils sans avoir eu le temps d’apprendre comment faire autrement, ce n’est plus du progrès mais un abrutissement civilisationnel. De fait, les réflexes primaires comme se protéger finissent par nous échapper. Prenons l’exemple des hérissons. Nos routes sont un mouroir pour eux. Une espèce si ancienne qu’ils n’ont pas eu le temps de s’adapter et de craindre les véhicules ou tout du moins de fuir le bitume. L’humain n’a pas eu ou pris le temps de s’adapter aux nouvelles technologies, s’en tenant au principe de la récompense immédiate. L’enfant imitant l’adulte, il n’adoptera pas un comportement de recul et de réflexion propre à l’utilisation de ces outils : il imitera l’adulte, scotché à son smartphone qui ne le quitte plus. Ainsi la démarche de sensibilisation incombe à l’adulte, ne serait-ce que dans un souci de transmission. L’urgence est ici un euphémisme, un jeune recevant son premier outil numérique personnel de plus en plus tôt.
La responsabilité de l’apprentissage
Sensibiliser c’est protéger. Protéger est une obligation inscrite dans le Code de l’action sociale et des familles, plus précisément son article L.112-3 : « La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits. » La question des usages numériques des enfants devrait s’interpréter à travers cet article. Parents, enseignants ou membre de l’entourage d’un jeune a donc un rôle clair à jouer sur ce sujet. Néanmoins, lorsque c’est à marche forcée qu’une société se numérise, la responsabilité de l’apprentissage de la sécurité numérique revient-elle principalement aux parents ? Bien souvent ils sont les premiers désemparés et ignorants de la dangerosité des outils confiés à leurs enfants.
S’impose l’idée que la sécurité numérique doit être enseignée à l’école, là où en « cours de techno » la manipulation des ordinateurs est déjà effective. Des enseignants déjà surchargés, aux faibles moyens et à l’autorité sans cesse discutée s’élèveront contre. Fort heureusement, le pas est immense avec un exemple à donner, un peu de temps consacré et surtout, de la bonne volonté issue des deux côtés, parents et enseignants. Chaque utilisation des outils numériques devrait être enrichie par un échange : as-tu bien activé le VPN (après explication simple de son utilité) ? Regarde si l’antivirus est à jour ; quel moteur de recherche as-tu choisi pour trouver le site ? Les cookies, tu sais ce que c’est ? As-tu bien nettoyé tes données de navigation après ta recherche ? L’enfant, avide de connaissances, posera beaucoup de questions auxquelles des réponses accessibles seront nécessaires. Ainsi, les débuts de la sensibilisation, avec parents et enseignants, se fait à travers un accompagnement dans les usages, au quotidien et non ponctuellement.
Un amendement avait été présenté en 2019 dans le cadre du projet de loi sur l’Ecole de la Confiance, par les députés Sereine MAUBORGNE, Gwendal ROUILLARD, Bertrand SORRE et Stéphane TESTE pour insérer à l’école dès le primaire, une formation dédiée à la sensibilisation, à la prévention et à la gestion des risques liés aux usages numériques (amendement n°877 déposé le 7 février 2019), partant du constat que les enfants naviguent sur Internet, fréquentent les réseaux sociaux et utilisent quotidiennement un smartphone. Il est quelque peu « dommage » qu’il n’ait pas été adopté.
Plus grand, le jeune veut être seul et libre sur l’outil. La question du contrôle parental doit ainsi se poser dès le départ. En ce sens, la loi Studer est extrêmement bienvenue. Rendant obligatoire la pré-installation d’un dispositif de contrôle parental sur les appareils connectés et vendus en France, celui-ci sera gratuit et proposé dès la première utilisation. La responsabilité ici se situe au niveau de la personne qui offre au jeune un outil numérique de type smartphone, souvent pour une question de « sécurité », à l’heure où l’enfant entre au collège par exemple. Il ne se doute pas qu’au contraire il l’expose ouvertement aux affres du cyberespace. Le jeune lui, voit dans l’outil une façon d’être intégré au groupe et une manière de s’émanciper de la coupe parentale. Dans le contrôle il verra probablement une contrainte lourde, voire un manque de confiance. L’échange sera ici primordial : ce n’est pas au parent de ne pas avoir confiance en l’adolescent mais à celui-ci d’avoir confiance en l’adulte et en sa décision.
La sensibilisation à la sécurité numérique est donc bel et bien l’affaire de tous et dès le plus jeune âge. Elle commence avant même que le jeune ne dispose de son propre outil. Cette acquisition ne devrait pas s’entendre comme la récompense d’un bon bulletin scolaire au risque d’engendrer une relation aussi problématique que celle naissant entre un jeune et le sucre lorsqu’il est « privé de dessert », plaçant l’aliment dans une position qu’il n’a pas à avoir. Les outils numériques doivent rester des outils, être traités pour ce qu’ils sont et avec recul si ce n’est de la méfiance, utilisés avec les règles d’hygiène numérique de base. L’autonomie doit rester le maître mot. N’est-ce pas le premier objectif d’un parent, rendre son enfant autonome, responsable de ses actes et de ses décisions ? Ceci par l’exemple qu’il donne : si l’usage d’un smartphone ou d’un ordinateur n’est pas inné, l’apprentissage par imitation, si.
Une Parole d’Expert de
Laurane RAIMONDO
Fondatrice LR Conseils & Stratégies
Chercheure associée au CLESID
Parue le 18 février 2022