L’audition de Frances Haugen devant le parlementant européen le 8 novembre 2021 aura été un temps fort de cette fin d’année 2021, qui a vu s’accélérer la lutte contre la désinformation au niveau européen, notamment via la régulation du numérique.

Cette ex-cheffe de produit chez Facebook est en effet à l’origine des « Facebook Files », des milliers d’études internes prouvant que, depuis plusieurs années, le GAFAM était conscient, sans en avoir pour autant tenu compte, des effets délétères de ses algorithmes et de son business model sur les sociétés démocratiques. Faisant la démonstration devant les eurodéputés que la désinformation a aussi des racines économiques, et avant d’être également auditionnée au parlement français le 10 novembre, la lanceuse d’alerte américaine a mis en garde contre « la manipulation des élections, la désinformation et les nuisances pour la santé mentale des adolescents », tout en saluant le « potentiel énorme » du projet européen de régulation des géants du numérique.

Au travers de la lutte contre la désinformation et de la nécessaire maîtrise des écosystèmes numériques, ce sont en effet de grandes tendances et un changement de cap qui émergent au sein de l’Union Européenne.

Une réponse encore en gestation face à un phénomène « sous surveillance mais pas sous contrôle »

Défendant une approche européenne, la réponse apportée par l’UE dans la lutte contre la désinformation était jusqu’ici bien timide. Hormis quelques actions de sensibilisation comme le projet Youcheck ! devenu cette année Youverify !, son action majeure avait été en 2018 le lancement du Plan d’Action de lutte contre la désinformation.

Le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) a ainsi mis en place « trois task forces » réparties en zones géographiques : la task force pour les Balkans occidentaux, la task force South (Moyen-Orient, Afrique du Nord, région du Golfe), et enfin la plus avancée, la task force East StratCom, créée pour lutter contre les campagnes de désinformation russes. Cette dernière a créé le projet EUvsDisinfo qui propose articles, analyses, études, jeux… mais dont la consultation demeure confidentielle. A aussi été créé en mars 2019 un système d’alerte rapide (SAR) pour coordonner rapidement la réponse européenne à la diffusion de fausses informations, voir y riposter, mais il n’a encore jamais été employé. L’apport d’expériences nationales, comme en France la mise en place de Viginum, pourrait cependant être utile à la mise en place de ce système d’alertes.

L’ensemble de ces réponses reste de fait trop embryonnaire et trop peu doté de moyens (50 millions d’euros entre 2015 et 2020 consacrées à la lutte contre la désinformation) pour dresser un véritable bilan. La Cour des comptes européenne a parfaitement résumé la situation dans un rapport dédié sorti en 2021 : « Le plan d’action de l’UE n’a pas été mis à jour depuis sa présentation en 2018. Il ne prévoit pas de dispositifs globaux pour faire en sorte que toute réponse de l’UE contre la désinformation soit bien coordonnée, efficace et proportionnée à la nature et à l’ampleur de la menace. En outre, il ne s’accompagnait d’aucun cadre de suivi, d’évaluation. »

Dans l’attente d’une volonté politique de faire basculer ce plan dans une autre dimension, c’est donc vers le front de la régulation du numérique que s’est déplacée la lutte contre la désinformation en UE, avec cette fois plus de succès.

De l’autorégulation à la régulation

Pour réduire le flux de désinformation sur les grandes plateformes numériques, l’Europe a misé dans un premier temps sur l’autorégulation de ces dernières, via la publication en 2018 d’un Code de bonnes pratiques contre la désinformation. La désinformation y est définie comme « les informations dont on peut vérifier qu’elles sont fausses ou trompeuses », qui sont cumulativement  « créées, présentées et diffusées dans un but lucratif ou dans l’intention délibérée de tromper le public » ; et « susceptibles de causer un préjudice public », au sens de « menaces aux processus politiques et d’élaboration des politiques démocratiques et aux biens publics, tels que la protection de la santé des citoyens de l’Union, l’environnement ou la sécurité ».  La notion de « désinformation » n’englobe pas la publicité trompeuse, les erreurs de citation, la satire, la parodie, ni les informations et commentaires partisans clairement identifiés, et s’entend sans préjudice des obligations juridiques contraignantes, des codes d’autorégulation dans le secteur de la publicité et des normes relatives à la publicité trompeuse. »

Ce code sera signé notamment par Facebook, Google, Twitter, et Mozilla en octobre 2018, suivis par Microsoft en mai 2019 et TikTok en juin 2020. Son évaluation fin 2020 par la Commission européenne, qui conclura à de nombreuses lacunes et la nécessité de le réviser et de le renforcer, ainsi que le récent témoignage de Frances Haugen à la suite des Facebook files de 2021, ont mis en évidence l’échec de cette tentative d’autorégulation des grands acteurs du numérique. La conclusion logique fut donc la nécessité d’entrer dans une logique de régulation s’appuyant sur une règlementation, comme cela fut le cas avec la mise en place du RGPD.

Le Conseil de l’UE a ainsi validé à l’unanimité le 25 novembre 2021 deux grands projets de régulation : le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) qui vise les réseaux, et notamment les plateformes, et le Règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act, DMA), qui concerne les services en ligne, notamment le commerce.

La nécessité d’un DSA-DMA « fort »

Portés par le commissaire au Marché intérieur, Thierry Breton, avec la vice-présidente de la Commission, Margrethe Vestager, les DSA et DMA, initiés en décembre 2020, visent à mettre de l’ordre dans ce qui apparait au mieux un « far west » pour les uns, une « zone de non droit » numérique pour les autres, la seule certitude étant que ce sont les GAFAM qui y font leur loi. « Ce qui a été mis en lumière par Frances Haugen démontre qu’il y a vraiment une urgence à légiférer et à ne pas faiblir », a ainsi commenté Thierry Breton. La tonalité est donc désormais celle de la confrontation. Ainsi, « les algorithmes remettent en cause nos démocraties en répandant la haine et la division, les géants de la tech remettent en cause nos règles de concurrence équitable, et les plateformes de marché en ligne remettent en cause nos normes de protection des consommateurs et la sécurité des produits. Il faut que cela cesse. C’est pourquoi nous construisons un nouveau cadre, afin que ce qui est illégal hors ligne le soit aussi en ligne », a déclaré la député européenne Christel Schaldemose, rapporteuse du texte au Parlement Européen.

Le DSA se veut par conséquent ambitieux en matière de désinformation, mais pas seulement. Sa cible sera les contenus avec de nouvelles obligations et responsabilités appliquées à l’ensemble des acteurs. Services intermédiaires et d’hébergement, plateformes en ligne de commerce, très grandes plateformes…  le DSA va concerner près de 10.000 plateformes et intermédiaires. Point essentiel, les règles seront asymétriques : plus grande est la taille, plus strictes sont les règles. Inspiré du RGPD, les amendes se voudront dissuasives avec un seuil minimal des amendes fixé de 4%, pouvant aller jusqu’ à 20% du chiffre d’affaires mondial. Le 14 décembre, le DSA a été voté en commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs et sera soumis au Parlement en janvier 2022.

Le DMA quant à lui s’attaquera aux marchés numériques, notamment aux abus de positions dominantes et aux contrôles des acquisitions. Considérant les plateformes comme des “contrôleurs d’accès”, il définira les pratiques déloyales, les contraintes et les obligations imposées, selon des seuils capitalistiques. Cette fois, les grandes plateformes sont directement visées, car ce sont celles qui, selon le projet, “ont une forte incidence sur le marché intérieur, qui constituent un point d’accès important des entreprises utilisatrices pour toucher leur clientèle, et qui occupent ou occuperont dans un avenir prévisible une position solide et durable”. Le 15 décembre, le DMA a été voté par 642 voix pour et 8 contre en séance plénière du Parlement européen, légèrement en avance sur le DSA donc.

Malgré l’activisme du lobby des plateformes, la Computer & Communications Industry Association (CCIA), un DSA-DMA « fort » est donc désormais sur les rails, Conseil de l’UE et Parlement devant désormais négocier pour aboutir à un texte définitif. Dès lors, la Présidence française du conseil de l’UE aura un rôle déterminant pour faire adopter rapidement et mettre en œuvre la réglementation en 2023, voir fin 2022. Pour Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique, « la France engagera tous ses efforts pour faire avancer les négociations avec le Parlement européen sur ce chantier législatif structurant et prioritaire pour l’Europe ». Déjà des initiatives nationales se font jour, notamment au Sénat. « Le DSA et le DMA sont l’étalon-or de la régulation numérique, mais nous voulions aller plus loin, être plus défensifs », ont ainsi expliqué Catherine Morin-Desailly et Florence Blatrix-Contat, deux sénatrices qui y portent l’initiative de durcir encore plus le dispositif.

Un rapprochement numérique – audiovisuel

Point incontournable d’un DSA « fort » : un Code de bonnes pratiques contre la désinformation renforcé et contraignant, dont la commission a préconisé en 2021 la révision en profondeur. Signe de l’enjeu, en novembre 2021, alors qu’à l’origine il se limitait plutôt aux grandes plateformes, seize nouveaux signataires potentiels dont Twitch, Adobe, The Bright App, Havas, Reporters sans frontières, le moteur de recherche Neeva… ont été annoncés pour contribuer à sa réécriture. La révision et le renforcement du code est ainsi l’occasion d’assister au positionnement des uns et des autres. Le Comité économique et social européen (CESE), via un avis de son rapporteur Thierry Libaert le 9 décembre 2021 sur les Orientations de la Commission européenne visant à renforcer le code, appelait non seulement à « une politique globale, résolument offensive et intégrant un maximum de parties prenantes », mais soulignait également que « la désinformation ne se réduit pas aux réseaux sociaux. Les médias traditionnels ont aussi une responsabilité majeure ». 

Et en effet, il apparait que de plus en plus la frontière entre numérique et audiovisuel s’estompe, et que leur réglementation doit désormais s’aborder de manière globale. Le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA), qui regroupe les vingt-sept autorités de régulation nationales de l’UE dans le domaine des services de médias audiovisuels, est désormais partie prenante des débats actuels, et a soumis ses recommandations à la Commission et au Parlement européens en vue du vote du DSA. Après un rapport sur le code et la désinformation en 2019, l’ERGA se positionne en faveur d’un DSA et un code de bonne pratiques « forts », mais surtout, pour que l’application du DSA soit véritablement effective, a appelé le 5 octobre 2021 à une collaboration accrue des régulateurs.

Ce rapprochement, via la régulation, entre numérique et audiovisuel traduit ainsi une tendance de fond. En France, la fusion du CSA et de l’Hadopi, qui donnera naissance le 1er janvier 2022 à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), pourra à nouveau permettre à notre pays d’être à la pointe sur la thématique et de prendre des initiatives.

La lutte contre la désinformation constitue donc un élément moteur et révélateur d’une irrésistible dynamique européenne enclenchée autour la régulation du numérique et de son articulation avec l’audiovisuel. Cette lutte ne se limite d’ailleurs pas aux seuls DSA-DMA. La problématique des deep fake pourrait aussi trouver une solution dans la proposition du règlement européen sur l’intelligence artificielle du 21 avril 2021, ou celle du règlement sur la gouvernance européenne des données, le futur Data Governance Act (DGA), dont le cœur des enjeux se situe autour du ciblage et du partage des données des individus.

 La Présidence française du Conseil de l’UE aura donc un rôle essentiel à jouer en matière d’accélération, mais également de mise en ordre de bataille, de ce foisonnement européen.

 

Thibault RENARD

Une Parole d’Expert de

Thibault RENARD
Senior Advisor du CyberCercle

Parue le 24 décembre 2021

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