La révolution du numérique, la forte croissance d’Internet et la prépondérance des réseaux sociaux ont eu un impact conséquent sur nos enfants.

L’étude Born Social (Association génération numérique)1 réalisée en 2020 montre que 87 % des enfants de 12 ans ont un smartphone et que le vrai pic d’équipement s’effectue vers 10 ans (on passe de 8 % à 33 % entre 9 et 10 ans). Le smartphone est un objet identitaire qui peut favoriser la cohésion mais aussi développer l’instinct grégaire. L’association E-enfance, qui a doublé son taux de signalement de contenus auprès des réseaux sociaux, observe d’ailleurs une hausse de 26% des cas de cyberharcèlement entre la rentrée 2019 et la rentrée 2020.

En 2017, lors d’une conférence sur l’éducation à la citoyenneté numérique, le Conseil de l’Europe soulignait fort justement que la citoyenneté numérique recouvrait tout un éventail de compétences, de qualités et de comportements capables de mettre à profit les atouts et les possibilités qu’offre le monde en ligne tout en renforçant la capacité de résilience face aux dangers potentiels. Il établissait que les compétences que les citoyens devaient acquérir pour pouvoir participer efficacement à une culture de la démocratie ne s’acquerraient pas automatiquement mais devaient être apprises et pratiquées. En France, avons-nous réellement tout mis en œuvre pour accompagner une génération numériquement connectée ? Allons-nous en faire des citoyens de demain sensibilisés aux nombreuses menaces auxquelles ils peuvent se trouver exposés ?

Une évolution sociétale qui change les modèles

Être citoyen implique des droits et des responsabilités communes. Dans un monde numérique, ou les espaces « réels » et « virtuels » se chevauchent et où les frontières communes aux citoyens de la planète sont définies uniquement par les plateformes utilisées, sensibiliser nos enfants à cet enjeu de citoyenneté est un véritable enjeu de société.

Les activités de cohésion et d’apprentissage des enfants se déroulaient jadis majoritairement à la maison, à l’école, dans des clubs sportifs ou dans des espaces de jeux d’un quartier ou d’une cité. Elles ont tendance à se pratiquer majoritairement aujourd’hui, de manière connectée sur un téléphone, un ordinateur portable, une tablette, une console de jeux ou une télévision.

Les jeunes, qui dans mon propos regroupent les enfants et les adolescents, se connectent souvent seuls en dehors du contrôle des adultes (parents ou enseignants). S’ils visionnent des films et écoutent de la musique, ils passent la plupart de leurs temps sur les réseaux sociaux. Bien que légalement interdits aux moins de 13 ans, ces derniers sont donc aujourd’hui le terrain de jeux de cette jeune génération. Ces pratiques numériques débouchent sur une nouvelle façon d’être, centrée sur une mise en scène du moi et un partage de moments parfois intimes avec les autres. Cette intimité, que la photographie et la vidéo libèrent, interpelle car les jeunes s’exposent mais n’intègrent jamais que leurs actes n’auront pas droit à l’oubli. Cette frénésie de numérique s’accompagne aussi de nouvelles formes de violence et de cyberharcèlement, qui interpellent régulièrement l’opinion publique et pousse les pouvoirs publics à prendre des mesures encore trop insuffisantes. Enfin, elle conduit les jeunes à avoir un nouveau rapport au monde et à l’appréhender différemment des générations précédentes.

Parents et enseignants doivent s’impliquer dans cette mission

La formation et l’information des parents sont essentielles pour leur permettre d’aider leurs enfants à devenir des citoyens numériques en leur montrant comment utiliser judicieusement la technologie numérique et comment se comporter en ligne. Bien souvent, ils n’ont pas conscience des menaces qui pèsent sur leurs enfants sur Internet. Pourtant il est de leur devoir de les éduquer, de les ouvrir aux cultures des autres et au respect des points de vue de chacun. Il leur appartient de leur apprendre à protéger les informations et les données personnelles des personnes avec lesquelles ils échangent et à les sensibiliser à l’impact que leurs actions ou leurs comportements en ligne peuvent avoir sur les autres. La mort d’Alisha, l’adolescente noyée en mars à Argenteuil, montre que nous sommes loin de cet objectif. C’est tout d’abord une photo intime de la victime en sous-vêtements, piratée sur le compte de l’adolescente qui a oublié de se déconnecter sur un portable. C’est ensuite la diffusion auprès d’élèves sur un groupe via l’application Snapchat qui génère une campagne de harcèlement. Si le harcèlement via les réseaux sociaux ne semble pas être la cause première du décès d’Alisha, il paraît avoir été un catalyseur de la situation, radicalisant les intentions des deux mis en cause. Cette terrible affaire est intéressante à plusieurs titres. Elle met tout d’abord en évidence le pouvoir des groupes, l’effet de bande, que les réseaux installent, puis cette possibilité de hurler avec les loups sans contrainte. Enfin, elle révèle une défaillance dans les capacités de relation avec autrui et surtout un manque d’empathie des auteurs pour leur victime, une absence d’éducation morale leur permettant de discerner le bien du mal.

Dans ce cas comme dans bien d’autres, il n’y a pas forcément une égalité des chances et de nombreux parents sont dépassés, à la fois par le numérique et l’éducation de leurs enfants. C’est la raison pour laquelle l’éducation nationale a un rôle fondamental à jouer.

L’éducation a un rôle fondamental pour préparer nos jeunes à relever ce défi

L’école de la République n’a pas seulement pour mission de construire des savoirs, des savoir-faire et des savoir être, elle doit participer à la formation du futur citoyen. Celle-ci a longtemps été dans son ADN, mais exige aujourd’hui une adaptation aux cultures numériques qui ne doit pas se limiter à une simple prise en main des outils et des services. Les enseignants doivent, en premier lieu, favoriser l’acquisition des fondamentaux. Ils doivent déjà s’attacher à ce que les enfants maitrisent parfaitement notre langue et leur faire acquérir la capacité de communiquer à l’écrit comme à l’oral et leur faciliter la prise de parole pour défendre un point de vue. Enfin et surtout il faut leur faire acquérir cette capacité, lorsqu’il y a débat, de ne pas confondre la personne qu’on doit respecter, des idées qu’elle professe et qui peuvent être contestées.

L’article L312-15 du Code de l’éducation précise que dans le cadre moral et civique les élèves sont formés afin de développer une attitude critique et réfléchie vis à vis de l’information disponible et d’acquérir un comportement responsable dans l’utilisation des outils interactifs lors de leur usage des services de communication au public en ligne. C’est le principal texte officiel qui permet de relier directement l’acquisition des compétences numériques à la construction d’une éducation globale du citoyen. Les programmes scolaires accordent ainsi une place aux spécificités d’Internet et des réseaux sociaux dans la fabrication de l’opinion publique sur la vie démocratique, pas seulement du point de vue de l’éducation aux médias mais aussi et surtout sous l’angle d’une citoyenneté mondiale à construire. Enfin, les jeunes ont montré leur aptitude à s’appuyer sur le monde numérique pour aider les autres par la création d’associations à vocation caritatives. Les enseignants peuvent, là-aussi, développer cette envie de fraternité par le biais de club numérique à thématiques, ce que l’article L.312-15 recommande dans son dernier alinéa.

Mais l’école doit aller plus loin et ne pas limiter son action à la seule éducation au numérique. Elle doit impérativement délivrer une véritable formation dédiée à la sensibilisation, à la prévention et à la gestion des risques liés aux usages numériques. Elle doit, en lien avec les services de police et de gendarmerie, sensibiliser les enfants au fait que la loi s’applique également dans le champ du numérique et dissiper le sentiment d’impunité.  Aujourd’hui les seules actions existantes relèvent de démarches isolées des chefs d’établissement, professeurs des écoles ou enseignants, convaincus de l’intérêt fondamental de cette démarche. Celles-ci sont complétées par des opérations conduites par les forces de sécurité (à travers notamment du Permis Internet) et un certain nombre d’associations. De nombreux enseignants sont conscients de la nécessité de cette formation, même s’ils ne sont pas, comme de nombreux parents, toujours assez au fait de la question.

De nombreux outils pour sensibiliser à la citoyenneté numérique et à la lutte contre le harcèlement sont disponibles mais pas assez connus

Les outils pour aider les enseignants et parents dans leurs démarches d’accompagnement au numérique ne manquent pas mais ils sont bien souvent trop méconnus. Les quelques exemples que j’ai retenus montrent qu’ils revêtent différentes formes et sont bien souvent complémentaires.

Le manuel d’éducation à la citoyenneté numérique2, publié en 2020 par le conseil de l’Europe s’adresse aux parents et aux enseignants. Il leur permet d’accompagner les enfants sur la voie de la citoyenneté, grâce à des conseils utiles et des exemples concrets dans la vie quotidienne, à la maison ou à l’école.

Ce manuel décrit en détail les multiples dimensions qui déterminent chacun des dix domaines de la citoyenneté numérique regroupés en trois groupes qui précisent les compétences à acquérir. Le premier groupe « Être en ligne » s’intéresse aux compétences nécessaires pour accéder à la société numérique et s’exprimer librement (accès et intégration, apprentissage et créativité, médias et maîtrise de l’information). Le second groupe « Bien-être en ligne » aide l’utilisateur à s’engager positivement dans la société numérique (éthique et empathie, santé et bien-être, présence et communications numériques). Enfin, le troisième groupe, « C’est mon droit » se réfère aux compétences liées aux droits et responsabilités des citoyens dans des sociétés complexes et diverses dans un contexte numérique (participation active, droits et responsabilités, vie privée et sécurité, sensibilisation des consommateurs).

Le « Kit pédagogique du citoyen numérique »3 mis en ligne en janvier 2021 par le défenseur des droits a été créé en liaison avec la CNIL et le CSA. Il est articulé autour de six questions : 

  1. Comment supprimer une photo sur un réseau social ?
  2. A quel âge mon enfant peut-il regarder un écran ?
  3. Comment distinguer l’offre légale de biens culturels des sites illicites ?
  4. Quels sont les droits des internautes ?
  5. Quels rôles jouent les médias face aux enjeux d’égalité ?
  6. La liberté d’expression connaît-elle des limites ?

Les ressources du kit répondent à ces questions en explorant les droits sur internet, la protection de la vie privée en ligne, le respect de la création, l’utilisation raisonnée et citoyenne des écrans.

La bande dessinée éducative « Dans la tête de Juliette »4 diffusée par le centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI), chargé de l’éducation aux médias dans l’ensemble du système éducatif est destinée aux pré-adolescents et adolescents. Elle plonge le lecteur dans le tourbillon de la vie d’une adolescente connectée. Elle interroge avec finesse et pédagogie le rapport des plus jeunes aux écrans, en particulier avec leur smartphone. Son objectif est de les aider à devenir des acteurs conscients et responsables de leurs usages numériques.

Le 30 18, un numéro unique, consacré à la cyber violence et aux usages numériques des enfants a été lancé le 13 avril 2021 par Adrien Taquet secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des Familles, en partenariat avec E-enfance. Ce numéro gratuit et confidentiel s’adresse tant aux jeunes qu’aux parents. Composées de psychologues, de juristes ainsi que de spécialistes du numérique, les équipes d’accueil peuvent également orienter les familles vers les autorités compétentes, comme la Police nationale la Brigade numérique de la Gendarmerie nationale, ou le 119-Enfance en danger. Le 30 18 agit également auprès des plateformes comme Facebook, Twitter, Snapchat, Instagram, TikTok, Twitch, YouTube, ou d’autres, afin de signaler les contenus inappropriés ou haineux.

La loi organique n°2018-1201 du 22 décembre relative à la lutte contre la manipulation de l’information intègre un volet relatif à l’éducation des médias et à la citoyenneté numérique. Le but de ce texte est de favoriser un dispositif non contraignant pour les droits et libertés, permettant à chaque utilisateur précoce des outils numériques de développer un esprit critique vis à vis de l’information trouvée sur les réseaux sociaux. La loi a jugé suffisante les dispositifs éducatifs récents visant à favoriser la capacité des élèves à s’interroger sur la provenance des informations et la fiabilité des sources afin de distinguer une information d’une opinion, d’une rumeur ou d’un propos relevant d’une propagande. Mais hélas elle n’a pas jugé nécessaire d’ériger en priorité nationale la sensibilisation aux risques et la formation aux bonnes pratiques numériques dès le plus jeune âge. Pourtant la Revue Stratégique de Cyberdéfense de 2018 avait réaffirmé que « Si la diffusion de la culture de cybersécurité numérique ne suivait pas, alors les conditions d’une utilisation sereine et confiante de l’Internet comme des objets connectés ne pourraient être réunies. […] L’éducation dès le plus jeune âge à la cybersécurité devait constituer une priorité. »

Il n’est toutefois jamais trop tard pour apporter les corrections nécessaires en mettant en œuvre rapidement plusieurs actions :
  • relancer le dépôt d’un amendement afin d’insérer dans l’article L312-15 du code de l’éducation une formation dédiée à la sensibilisation, à la prévention et à la gestion des risques liés aux usages numériques,
  • introduire une démarche collaborative entre l’Education nationale et les spécialistes de la sécurité du numérique pour déterminer le contenu du module
  • lancer des campagnes d’information (à l’image sur les médias pour aider les parents dans leurs actions de formation de leurs enfants à la citoyenneté numérique (informations sur les outils existants).

Selon le philosophe Michel Serre, « c’est lorsqu’interviennent des révolutions concernant l’information que les civilisations basculent et se mettent en place de manière nouvelle ». Il est temps de cesser les réflexions et d’agir. Façonnés par le monde numérique nos enfants doivent pouvoir agir en citoyens avisés et concernés par le quotidien de notre pays. Il faut leur apprendre à protéger leur « moi numérique », limiter leur vulnérabilité aux « fake news » et dissiper le sentiment d’impunité qu’ils peuvent ressentir sur la toile et qui les conduisent à des actes répréhensibles. Dans une période de montée des populismes et de défiance accrue de la population à l’égard des responsables politiques, il est essentiel que nos enfants participent au bon fonctionnement de notre société. Cela passe par un bon usage du numérique et l’école doit en être le lieu privilégié.

 

 

1 Etude de l’agence Heaven sur la présence des moins de 13 ans sur les réseaux sociaux #Bornsocial

2 Manuel d’éducation à la citoyenneté numérique : https://rm.coe.int/info-sheet-keeping-young-citizens-https://rm.coe.int/prems-047719-fra-2511-handbook-for-schools-web-16×24/168098f322-french/16809e2218

3 Kit pédagogique du citoyen numérique : https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/guides/kit-pedagogique-du-citoyen-numerique

4 Dans la tête de Juliette : https://www.clemi.fr/fr/bd_juliette.html

Jacques HÉBRARD

Une Parole d’Expert de

GCA (2S) Jacques HÉBRARD
Senior advisor
CyberCercle

Parue le 25 juin 2021

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