CyberCercle du 25 février 2015 avec Eliane HOULETTE, Procureur de la République financier, Myriam QUEMENER, Avocat général près la Cour d’Appel de Versailles*, expert auprès du Conseil de l’Europe en matière de cybercriminalité, & Emmanuel CHIRAT, Substitut du Procureur de la République financier.
La fraude fiscale représente, en Europe, 130 milliards d’euros, soit le budget de l’Union européenne. En France seulement, le manque à gagner de l’Etat est de près de 80 milliards d’euros. La lutte contre la criminalité économique et financière constitue donc un défi majeur pour l’Etat. Pour y répondre, ont été créés successivement en 2013 l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et, en décembre de la même année, le Parquet national financier, dirigé par Eliane HOULETTE. En outre, la question de la criminalité économique et financière revêt de plus en plus souvent un volet numérique, qui offre au délinquant à la fois rapidité, anonymat, faibles coûts et risques moindres.
Le petit déjeuner-débat du CyberCercle ayant pour thème « La criminalité économique et financière à l’heure du numérique » a permis de s’interroger sur les moyens judiciaires mis en œuvre pour lutter au mieux contre la cybercriminalité économique sur Internet.
Tout d’abord, Eliane HOULETTE, Procureur de la République financier offre un panorama général du rôle et des actions menées par le Parquet financier qu’elle dirige.
Créé par la loi du 6 décembre 2013, il s’inscrit dans la dynamique de rassembler les acteurs de la lutte contre la criminalité financière, débutée avec la création de l’OCLCIFF au mois d’octobre de la même année. Si ce parquet unique a été créé dans le souci d’une meilleure transparence du domaine financier et d’une réponse pénale adaptée à ce type de criminalité, Eliane HOULETTE a rappelé les réserves dont il a fait l’objet lors de son instauration. En effet, la création du Parquet financier est venue, dans une certaine mesure, concurrencer la compétence du Procureur de Paris. La plus haute juridiction de France estimait en effet dans son avis du 6 mai 2013 que la création du Parquet financier « n’était pas la réponse appropriée », et la Cour de cassation se posait de « sérieuses interrogations » suite à son instauration.
Cependant, le développement du Parquet financier depuis 2013, et le nombre d’affaires dont il est saisi, témoignent de l’importance des affaires de criminalité économique, et semblent justifier la création d’un parquet spécialisé dans ce domaine. En un an, le Parquet financier est passé de cinq magistrats et un élève greffier, à douze magistrats – un magistrat, trois adjoints, six vices procureurs, deux substituts – et 12 greffiers. De même, le nombre de procédures est passé de 110 lors de sa création, à plus de 400 aujourd’hui.
Madame HOULETTE décrit par la suite le champ de compétences du Parquet financier. Il dispose d’une compétence exclusive en matière boursière – manipulation de cours, délit d’initié et information trompeuse- en cas d’atteinte à la probité, comme le trafic d’influence, ou dans le cas de la fraude fiscale. Par ailleurs, si sa compétence matérielle est limitée, il bénéficie d’une compétence territoriale étendue au niveau national, entrant en concurrence avec la compétence des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), traitant des affaires en lien avec la criminalité organisée, lorsqu’une affaire présente des éléments d’une grande complexité.
Les magistrats du Parquet financier, issus d’horizons divers, mais tous animés par la même volonté, travaillent en binôme, assistés d’un greffier, décrit comme le véritable bras droit du magistrat. Selon Madame HOULETTE, le travail en équipe est essentiel pour se répartir les tâches, et traiter le plus rapidement possible des affaires complexes. La gestion du temps est en effet l’une des préoccupations les plus importantes du Parquet financier qui privilégie les enquêtes préliminaires dans un premier temps afin de présenter aux magistrats instructeurs des dossiers solides. En effet, alors que la criminalité financière est en pleine mutation du fait de l’usage grandissant des technologies numériques, la Justice doit offrir une réponse rapide pour mener à bien sa mission, notamment dans le domaine de la moralisation des marchés financiers. A ce titre, le Parquet financier collabore avec plusieurs acteurs à la fois nationaux, comme la Cour des Comptes, l’Autorité des marchés financiers (AMF), la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), Tracfin, les douanes, les services fiscaux et les instances européennes.
Emmanuel CHIRAT, substitut du procureur de la République financier, insiste sur le caractère de plus en plus numérique des affaires économiques et financières traitées par le Parquet financier. Internet est en effet un support et un vecteur pour le développement des infractions, en particulier dans le domaine économique et financier
« Internet est un outil pour l’acte de transgression. »
Pour illustrer son propos, Monsieur CHIRAT s’appuis sur trois exemples concrets pour montrer que le numérique est un outil de la criminalité économique et financière.
Tout d’abord, le e-banking, solution de banque à distance qui offre une grande potentialité pour commettre des fraudes. Emmanuel CHIRAT explique qu’il est en effet tout à fait aisé pour un individu d’ouvrir un compte en ligne dans une banque placée dans des territoires off-shore où la coopération en matière de fraude fiscale et l’entraide judiciaire sont limitées voire inexistantes. De même, l’outil numérique peut être utilisé pour la création d’une « e-residency », comme il en est Estonie depuis le 1er janvier 2015. Cette solution permet à un individu, ressortissant étranger, de créer une résidence économique virtuelle, facilitant notamment l’évasion fiscale ou l’anonymat. Un troisième exemple montre que la criminalité économique peut proliférer via les casinos en ligne. Ces plateformes souvent hébergées dans des paradis fiscaux sont en effet considérées comme des facilitateurs de blanchissement. Il est en effet facile via ces structures, de blanchir de l’argent situé dans un pays off-shore. L’individu transfert cet argent sur la plateforme et le gain virtuel peut être facilement réintégré dans son patrimoine.
« Internet offre une potentialité de fraude très élevée. »
En plus d’être un support de la criminalité économique et financière, le numérique en est également un démultiplicateur. S’il est dévoyé, Internet peut devenir une arme redoutable pour les cybercriminels. Grâce aux algorithmes et à la technique du Trading à haute fréquence (THF), il est possible pour un cyber-délinquant de maximiser ses gains. Emmanuel CHIRAT évoque par exemple la multiplication des fraudes à la TVA depuis 2009 – via les marchés de biens immatériels comme le marché de la taxe carbone – qui représentent une source de revenus importants pour les cyber-délinquants. Les risques liés à la manipulation des cours sont élevés, pouvant entraîner le dérèglement de places boursières.
Si l’outil numérique favorise le développement de la criminalité économique et financière, il est également une arme au service de l’Etat pour lutter contre ce type d’infractions.
Le « datamining » est ainsi employé par les administrations fiscales et douanières pour traiter des données et démanteler des réseaux criminels. Cette technique fondée sur la statistique et l’analyse numérique permet de mener en aval un travail de détection auprès des facteurs à risque et entreprises potentiellement frauduleuses. De plus, une « task force » en matière de lutte contre les fraudes TVA a été mise en place par le Ministère de l’Economie et des Finances, pour faciliter la coopération entre l’administration fiscale, les douanes, la police et la justice. Au niveau de l’Union européenne, il existe une base de données et d’échanges pour lutter contre la fraude fiscale, Eurofisc. Le volet français d’Eurofisc est géré par la Direction générale des Finances publiques, qui a jusqu’à présent fourni un travail très satisfaisant. En effet, de nombreuses organisations frauduleuses ont ainsi pu être détectées plus tôt qu’à l’habitude, permettant au Parquet financier d’en être informé très rapidement dans le cadre de l’article 40 du Code de procédure pénale.
Myriam QUEMENER, Avocat général près la Cour d’Appel de Versailles, expert auprès du Conseil de l’Europe en matière de cybercriminalité, et auteure d’une thèse sur la criminalité économique et financière à l’heure du numérique[1], présente quant à elle des pistes de réflexion pour répondre aux grands défis auxquels la Justice est confrontée en terme de cyberdélinquance.
En effet, les enjeux économiques liés à la cybercriminalité sur Internet sont très forts, surtout dans un contexte de crise économique, et ne doivent pas être cantonnés au seul domaine de la fraude fiscale. La criminalité économique et financière sur Internet alimente également d’autres réseaux criminels, comme les réseaux terroristes. Par exemple, Tracfin a récemment lancé un appel à la vigilance des internautes à l’égard de certains sites, pouvant participer au financement de Daech par le biais d’acte cybercriminels. Est aussi évoquée la contrefaçon de médicaments, qui peut avoir des conséquences très graves en termes de santé publique. Internet facilite en effet le passage à l’acte, et procure aux délinquants l’anonymat qui leur permet de commettre des infractions à distance. Les flux financiers illicites peuvent être favorisés par le recours aux cartes prépayées et à des monnaies virtuelles comme les bitcoins par exemple.
« On est passé d’une délinquance classique à une délinquance numérique, causant des préjudices qui ne sont pas virtuels
et qui ne cessent d’augmenter. »
Selon Myriam QUEMENER, le Parquet financier, qui tire ses origines de ce contexte, prend en compte de plus en plus ces nouveaux enjeux. Pour améliorer la lutte contre les délits commis sur Internet, elle plaide également pour une sensibilisation accrue des acteurs de l’Internet, des entreprises et des particuliers, susceptibles d’être victimes des cyber-délinquants. Des formations en matière de cybercriminalité existent et doivent se développer de façon pluridisciplinaire en associant le secteur public et le secteur privé.
Il est donc nécessaire d’opérer un travail d’anticipation des risques, de prévention et de coopération notamment avec le milieu bancaire, classé opérateur d’importance vitale et fortement soumis à ces menaces. A cet égard, l’ANSSI a un rôle essentiel auprès notamment des organismes d’importance vitale. On peut aussi citer le rôle de la délégation à l’Intelligence économique (DIE) qui a un rôle de sensibilisation des entreprises face aux risques numériques. L’arsenal législatif français est performant en matière de lutte contre la cybercriminalité et inspire de nombreux pays étrangers, mais est contraint par des problèmes de mise en œuvre et de moyens, notamment dans les juridictions non spécialisées. Face au défi de la criminalité sur Internet, les techniques de travail ont été adaptées grâce à des procédures nouvelles comme la possibilité pour les OPJ de mener des « enquêtes sous pseudonymes », la captation de données à distance, voire l’infiltration. En effet, il convient d’agir vite afin de récupérer les éléments de preuves numériques qui sont volatiles et fragiles.
En conclusion, Myriam QUEMENER rappelle que le législateur se saisit de plus en plus de la question du numérique et de ses usages. La loi du 13 novembre 2014 portant sur la lutte contre le terrorisme comporte également un volet numérique en matière de criminalité organisée avec en particulier la généralisation de l’enquête sous pseudonyme et la répression de l’extraction de données immatérielles.
A la suite de l’intervention des orateurs, plusieurs compléments ont été apportés, faisant suite aux questions de l’auditoire.
Une question a été notamment posée pour savoir si le Big Data serait, à terme, un complément en temps réel au service de la Justice.
Madame QUEMENER a mis en avant le fait qu’il existe un intérêt aigu du traitement en temps réel des affaires, mais qu’à l’heure actuelle il existe une nécessité d’améliorer les méthodes pénales. Il est nécessaire que chaque acteur de la chaine de la lutte contre la cybercriminalité connaisse les missions des autres pour mener collectivement une action efficace, unique et rapide.
[1]Publication en avril 2015 aux Editions Economica