Parmi les discussions qui fâchent autour de la table du repas de Noël, après la politique, vient le numérique, ses outils et désormais : l’« intelligence artificielle ». Tous auront un avis. De l’époque où seul l’avis du père comptait, aujourd’hui même la personne la moins informée du monde en a un. Or, hier comme aujourd’hui, les enfants écoutent, la plupart du temps, silencieusement. Mais hier, ils n’avaient pas entre les mains l’objet de ces controverses. Hier, il était socialement moins problématique d’interdire à un enfant de jouer avec un objet jugé contraire à son intérêt. Désormais, après des décennies de retard sur la formation de la société civile aux enjeux numériques – de la protection des données au cyberharcèlement en passant par les cyberarnaques et les graves problèmes d’addiction aux écrans –, il devient beaucoup plus compliqué d’aller contre cette masse devenue incompétente sans son prolongement technologique : le smartphone.

Les applications lui doivent leur réussite. Lui seul a permis de noyer le monde sous une avalanche de nouveaux « services » en ligne : il fait office de… tout. Les applications ont remplacé le téléphone fixe, les annonces météo, la carte routière, le journal du matin, la télévision, la radio, le courrier postal, les livres de cuisine, les coachs sportifs, les recommandations cinématographiques, les disques de musique, les professeurs, etc. La vie entière du plus grand nombre est désormais rattachée à deux cents grammes de technologie non pas au fond de la poche mais dans le creux de la main.

« Il ne s’agit pas de savoir s’il faut utiliser l’IA,
il s’agit de savoir ce que l’IA fait de nous, et ce qu’elle fera de nos enfants. »

Alors même que les premières inquiétudes révèlent enfin des études sérieuses liées à l’usage de ces outils par les plus jeunes, novembre 2022 est venu renverser à nouveau la table. ChatGPT était lancé. Il n’a pas fallu attendre trois mois pour voir apparaître les premiers travaux des élèves comme des étudiants, réalisés avec une « intelligence » qui n’était pas la leur. Le repas de Noël se transformera cette année en une arène où la discrète application d’« intelligence artificielle » sur le smartphone – qui ne devrait même pas être dans les mains d’un mineur – se fera toute petite. Et les enfants entendront soit une charge violente contre l’usage de l’IA, soit une allégorie de celle-ci, si merveilleuse qu’il ne faut pas s’en priver. Beaucoup essaieront de tempérer avec une demi-mesure, disant que désormais il n’est plus possible de passer outre et qu’il faut bien suivre le progrès technologique. Néanmoins, le fond de la question n’est toujours pas le bon. Il ne s’agit pas de savoir s’il faut utiliser l’IA, il s’agit de savoir ce que l’IA fait de nous, et ce qu’elle fera de nos enfants.

Dans beaucoup de foyers, la bagarre des devoirs est un souvenir désagréable ou une réalité qui l’est tout autant. Mais que demande l’instruction ? Un effort. Et c’est tout d’abord un effort d’attention, le premier et le plus fragile. Apprendre, c’est maintenir son attention sur une tâche exigeante malgré le plaisir de l’ennui qui appelle à grands cris, malgré la peur de l’échec ou la distraction qu’une simple mouche dans la pièce peut apporter. L’IA, en répondant instantanément, sans délai de réflexion ni frustration, sans peur de l’échec et en offrant la possibilité de se distraire pendant que la réponse jaillit, vient court-circuiter l’attention exécutive, autrement dit, bousille l’apprentissage de la patience.

« Une IA ne comprend pas, elle restitue. Elle mime la mémoire sans jamais la vivre. »

Mais pas seulement ! La mémoire, le noyau anthropologique du savoir, c’est ce que l’instruction cherche à former. Apprendre, ce n’est pas juste retenir sa leçon, c’est former la mémoire. Pas seulement celle de l’enfant, de l’étudiant, mais celle de la civilisation. Répéter, relire, reformuler, jusqu’à ce que le savoir s’enracine dans le temps, c’est inscrire dans la mémoire individuelle une trace du passé collectif, une continuité entre les générations. C’est ainsi que se transmettent les langues, les nombres, les récits et les symboles ; autrement dit, tout ce qui permet à une société de se penser elle-même ! Enseigner, ce beau métier si dévalorisé, est loin de seulement transmettre des contenus. Ça, l’IA peut le faire, un livre aussi. C’est assurer la continuité d’un monde. Chaque génération, en enseignant, et en apprenant ce qui est enseigné, réinterprète ce qu’elle a reçu, et c’est dans cet effort de réappropriation que naît la culture. Mais en introduisant dans ce processus si méconnu et précieux une « intelligence artificielle », on altère la nature même de la transmission. Lorsque l’Éducation nationale envisage d’ « intégrer l’IA » comme un outil pédagogique légitime, c’est institutionnaliser la rupture dans la transmission. Une IA ne comprend pas, elle restitue. Elle reproduit des formes sans en porter la signification, elle mime la mémoire sans jamais la vivre, comme le font les enseignants : ils vivent leur métier – et s’ils pouvaient en vivre, ce serait bien aussi. Rédiger avec ChatGPT, c’est la fin de la mobilisation de sa propre mémoire du langage, de l’histoire et même de ses propres idées : c’est une interruption de la chaîne du sens. Soudainement, tout ce qui devait être intériorisé devient externalisé, et ce qui devait être compris devient simplement disponible. L’usage individuel ou ludique s’oublie : l’institution chargée de la mémoire commune reconnaît que la culture peut se transmettre sans conscience. Après tout, cela correspond aux objectifs d’économie dans l’Éducation. L’abonnement ChatGPT est moins onéreux qu’un salaire d’enseignant.

Fondamentalement, le danger guette autrement. Tandis qu’Édouard Geffray admet que « la situation de l’école est extrêmement inquiétante », celle-ci, censée être garante de la transmission du savoir, est sur le point de ne devenir plus qu’un lieu de circulation du contenu ; et ce que l’élève retient n’est plus ce qu’il a compris, mais ce que la machine a produit pour lui. On n’apprend plus le français : on consulte la langue. On ne découvre plus l’histoire : on en télécharge des fragments. La mémoire humaine n’est pas une base de données : elle est une architecture vivante, faite d’oublis nécessaires, de déformations fécondes et de liens affectifs. C’est cette plasticité qui nous fait humains : nous ne nous rappelons pas, nous nous racontons !

Cette perte de mémoire est comparable à une désactivation de la pensée. L’élève comme l’étudiant extrait de la mémoire des capacités qui lui permettent de remonter du concret à l’abstrait : il apprend à conceptualiser, à comprendre le monde au-delà de ce qu’il perçoit. Cet effort, fondateur de toute pensée rationnelle, passe nécessairement par l’erreur, la reformulation et la lenteur. Or, l’IA ne connaît pas cela : elle délivre les explications dénichées sur Internet, prêtes à consommer, elle produit des synthèses de surface et donne à comprendre sans faire comprendre. Encore un court-circuit, celui du passage obligé de l’incompréhension féconde, chemin par lequel se forment rigueur et pensée critique : l’aboutissement de la vie d’un étudiant. L’IA vient faire du jeune esprit en formation un être inconscient qui n’apprendra pas à douter, ne ressentira pas le heurt entre ce qu’il croyait savoir et ce qu’il a découvert, puisqu’elle lui aura donné des réponses, une « vérité » qu’il n’aura pas construite, une vérité sans conscience. Qu’elle était belle, cette image d’Épinal de l’étudiant torturé par ses doutes. Mais à force d’obtenir sans effort la bonne formulation, le chemin par lequel elle aurait normalement dû être trouvée disparaît. Et l’étudiant torturé avec. C’est dans ces tâtonnements, dans la réécriture d’un travail une dizaine de fois, que l’on s’exerce finalement à la cohérence, la nuance et la contradiction. Réside ici un glissement redoutable : l’acte d’apprendre se transforme en acte de vérification. L’élève ne cherche plus, il valide ; il ne pense plus non plus, il compare. Hésiode écrivait que « les dieux ont placé la sueur au seuil de la vertu. » Il dirait que l’IA, en offrant la clarté sans la sueur, serait bien tout sauf vertueuse, en venant « éduquer » des esprits qui ne savent plus apprendre.

« Celui qui ne peut dire, agit. » — Françoise Dolto

 Il va de soi qu’un esprit sans mémoire, ne sachant plus apprendre, ne sait pas non plus s’exprimer. Or, nous savons que les êtres qui ne savent pas s’exprimer deviennent violents. Oui, le déficit de langage est corrélé à l’agressivité. Françoise Dolto nous regarde du coin de l’œil et rappelle que verbaliser les émotions constitue un rempart contre l’agir impulsif : « Celui qui ne peut dire, agit. » Voilà un point bien peu développé lorsqu’est évoquée l’« intelligence artificielle » dans l’enseignement, et qui vaudra quelques inimitiés. Nul n’ignore que l’effort d’expression, c’est l’apprentissage de la maîtrise. Sans passer par la genèse intellectuelle du langage « grâce » à l’IA, l’élève, l’étudiant et même l’adulte parlent juste, mais pensent faux. Produire un simulacre de discours sans même en comprendre la logique interne, accepter la syntaxe sans recevoir la pensée, c’est se transformer en perroquet de salon incapable de répondre à l’insulte autrement que par le poing. Moucher son adversaire par le verbe plutôt que par le sang a beaucoup plus de classe. Une époque révolue. De là à penser que l’IA rendra notre monde encore plus violent, il n’y a qu’un pas. Franchi par les chiffres : 74 % des 18-25 ans reconnaissaient en 2024 avoir déjà utilisé l’IA pour rédiger un devoir ou un message professionnel et, surtout, près d’un tiers d’entre eux déclaraient « ne plus savoir formuler correctement leurs idées sans aide numérique ». L’ère numérique laissera-t-elle la place à l’ère des assistés du langage ?

L’illusion de l’IA dans la pédagogie ne relève pas d’un fantasme technophobe. Les chiffres parlent. Le rapport PISA 2022 relève une quinzaine de points en moins en mathématiques concernant les élèves utilisant fréquemment les outils numériques à l’école par rapport à ceux qui les utilisent peu. Quant à la baisse de la compréhension en lecture, elle touche la quasi-totalité des pays membres. Même l’Éducation nationale, à travers son étude sur les compétences fondamentales en 2023, montre qu’à la fin du primaire, près d’un élève sur trois a des difficultés à lire un texte simple à voix haute ! Sur la production écrite, c’est l’effondrement : faible vocabulaire, syntaxe bringuebalante et phrases limitées. Petit cadeau complémentaire : l’INSERM et l’Université Paris-Cité notent en 2022 une chute de 20 % des performances attentionnelles chez les adolescents exposés plus de trois heures par jour aux écrans. Et là, c’est une étude d’Ipsos avec Bayard/Milan et Unique Heritage Media qui a calculé que le temps passé devant les écrans des 13-19 ans est désormais de… 5 h 10 par jour.

Cette suite de chiffres peu digeste illustre un déclin qui n’est pas seulement moral ou culturel, mais qui est mesurable. L’« intelligence artificielle » est un artifice ! Remplacer l’apprentissage par la consommation, l’effort par la rapidité, la construction du sens par l’exigence de résultats, c’est perdre l’espace même où se forme l’intelligence, en croyant « gagner du temps ».

Finalement, la réponse ne se trouvait ni dans la diabolisation, ni dans la glorification, et toujours pas dans la demi-mesure. Les outils numériques ne sont que des outils, et doivent le rester. Rien n’est inéluctable, pour peu que le réveil ne soit pas trop tardif, un peu à l’image de la sécurité numérique. La réponse réside en un choix : celui que nous ferons tous, en tant que professionnels ; en tant qu’individus ; en tant que parents. Nulle institution n’a à forcer la main sur l’usage d’un outil qu’elle ne maîtrise pas et qui est susceptible de détruire l’avenir même de la société. Cette technologie qu’est l’« intelligence artificielle » générative est ce que nous en ferons. Sauf à la laisser nous transformer.

Aussi, comme tout bon pédiatre déconseillera l’usage d’objets donnant à un bébé les compétences qu’il n’a pas, tel un trotteur, un bon professionnel conseillera de commencer par acquérir – et préserver – la compétence avant de la déléguer. L’usage de l’IA, comme de tout outil numérique d’ailleurs, doit être cloisonné, hiérarchisé et conditionné à la maturité cognitive de l’usager. Avant un certain âge, une certaine instruction, on ne possède ni la mémoire, ni la distance critique pour interroger une machine, et encore moins les compétences intellectuelles pour en corriger les erreurs. L’instruction du XXIe siècle ne doit pas être « connectée », elle doit choisir si, quand et pourquoi elle se connecte. C’est le choix d’une pédagogie du discernement.

« L’instruction du XXIᵉ siècle doit choisir si, quand et pourquoi elle se connecte.
C’est le choix d’une pédagogie du discernement. »

Par là, il faut entendre que la responsabilité ne pèse pas que sur le corps professoral, mais aussi sur les épaules des parents, à qui l’État doit apprendre à faire à nouveau confiance, mais également sur les siennes, lui seul étant capable de frapper le marteau de l’interdiction ferme dans les lieux d’instruction. Ces lieux, qu’ils soient publics, privés ou familiaux, doivent comprendre l’urgence d’enseigner le numérique sans en dépendre, c’est-à-dire sans écran. Il est parfaitement possible de former les jeunes esprits à comprendre les principes d’un algorithme, d’un modèle de langage, d’un biais cognitif ou statistique par le jeu, par la logique, par la discussion. Les principes fondamentaux du numérique peuvent s’apprendre par analogie et par simulation, sans exposition aux écrans. C’est même ainsi que l’on développe une véritable culture numérique critique, affranchie de la fascination technologique. En d’autres termes : le numérique n’a pas besoin d’écran pour être compris, pas plus que la littérature n’a besoin de tablette pour être aimée.

Réapprendre à cloisonner, temporiser, interdire, ce n’est pas revenir en arrière : c’est retrouver la mesure humaine du progrès. La pédagogie doit redevenir un espace de maturation, pas de performance. On ne forme pas un citoyen libre avec des outils qui pensent à sa place.

Si l’intelligence artificielle peut être un outil d’émancipation, elle ne le deviendra qu’en restant un… outil. L’instruction, elle, doit rester le lieu où l’on apprend à s’en passer. L’avenir n’appartient pas aux machines qui calculent, mais aux peuples qui se souviennent.

Lauranne RAIMONDO, Advisor du CyberCercle

Une Parole d’Expert de

Laurane RAIMONDO

Advisor du CyberCercle

 

Parue le 7 novembre 2025 

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