Alors que les réseaux sociaux sont entrés en guerre contre Donald Trump et que les grands hébergeurs de contenus comme Google et Apple ont censuré les plateformes d’extrême-droite, que disent ces mesures de modération des contenus politiques sur la transformation des règles du jeu démocratique ?
Alors que l’état du droit est traditionnellement fixé par le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, des acteurs privés s’arrogent aujourd’hui le droit de faire la loi en son nom.
Cette situation de fait ne peut plus perdurer. Aux régulateurs de reprendre la main pour mettre un terme à l’érosion des libertés publiques tout en préservant la qualité du débat démocratique et ainsi freiner la radicalisation croissante d’une partie de nos populations et la montée des théories complotistes.
La politique de modération à géométrie variable des GAFAM
Les grandes plateformes numériques ont pris une série de mesures relatives aux comptes et à la communication du président américain Donald Trump. Parmi les plus flagrantes, celle de Twitter qui après avoir retiré deux publications du président américain a suspendu le compte @realDonalTrump conformément à sa politique de modération[1]. Facebook et Instagram, les deux réseaux sociaux qui appartiennent au groupe Facebook, ont également suspendu les comptes de Trump pour une durée indéterminée. Plusieurs autres plateformes leur ont emboité le pas, dont la liste est consultable sur le site Axios :
https://www.axios.com/platforms-social-media-ban-restrict-trump-d9e44f3c-8366-4ba9-a8a1-7f3114f920f1.html
Sont aussi rendues publiques les décisions des hébergeurs, comme Apple ou Amazon, qui ont fait le choix de retirer les plateformes d’extrême droite de leurs contenus. Par exemple Apple a décidé de retirer Parler de son AppStore. Amazon We Service a décidé de ne plus héberger le service sur sa plateforme, à la suite d’une pétition interne.
Nous devons admettre que ces mesures sont dangereuses d’un point de vue démocratique, quel que soit notre degré d’animosité envers la politique menée ces quatre dernières années par l’administration Trump. Tout d’abord, parce que les justifications données par les plateformes peinent à convaincre. Les facteurs identifiés par Twitter pour attester d’un risque d’incitation à la violence étaient tout aussi valables ces quatre dernières années qu’après les incidents survenus au Capitole. Ensuite, parce que ces mesures de modération arrivent trop tard et s’appliquent de manière aléatoire. Sans contrôle démocratique et sans contre-pouvoir, les plateformes ne disposent pas d’une légitimité suffisante pour modérer le débat public.
Cela s’explique par la nature politique de leurs mesures, prises alors que l’élection de Biden était acquise et de nature à donner des gages aux démocrates qui souhaitent les réguler davantage.
Impossible dans ces conditions de laisser les plateformes faire de l’autorégulation, d’autant que l’exercice présente de sérieuses limites. D’une part leur politique de modération n’est pas efficace, et d’autre part elle est pratiquée dans l’opacité la plus complète. Ainsi Tariq Krim reprenait récemment sur Twitter l’expression de « black box regulation », utilisé par Frank Pasquale[2]. On ne cesse de dénoncer le « deux poids deux mesures » qui prévaut sur Twitter qui n’a jamais censuré les tweets du président américain incitant à la violence au cours de son mandat, lorsqu’il désignait à la vindicte populaire les noms des journalistes qui critiquaient son action ou quand il suggérait de tirer sur les manifestants du mouvement Black Lives Matter.
Jamais des conditions générales d’utilisation ne doivent prévaloir sur les règles de l’état de droit, notamment lorsqu’elles sont de valeur constitutionnelle comme la dignité humaine mais aussi la liberté d’expression.
Cette politique de modération tranche avec la conception américaine traditionnelle de la liberté d’expression
Dans ce débat sur la conciliation des droits et libertés, c’est l’Europe qui appelle désormais à protéger la liberté d’expression. Les mesures prises par les plateformes sur la communication du président américain sont très critiquées par les dirigeants européens. La chancelière allemande Angela Merkel a ainsi jugé « problématique » l’éviction du président Trump de Twitter, lorsque le commissaire au marché intérieur Thierry Breton faisait part de sa perplexité face à une décision non-démocratique qui censure le président des États-Unis[3].
La position européenne est d’autant plus intéressante quand on sait qu’historiquement, ce sont les États-Unis qui toujours ont défendu le plus vigoureusement la liberté d’expression. En témoigne la rédaction du premier amendement de la constitution américaine, dont la rédaction, pourtant contemporaine de celle de la DDHC, est nettement plus radicale :
« Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement. »
Il existe ainsi différentes conceptions de la liberté d’expression et celles-ci évoluent fortement dans le temps. Seul le peuple souverain et ses représentants sont légitimes pour en modifier les fondements, et ainsi adapter nos droits et libertés aux nouveaux enjeux posés par la publication de contenus sur les réseaux sociaux.
Une meilleure modération passe par des règles qui doivent être fixées par les États
Les États sont les mieux à même de traiter les enjeux qui sont soulevés par la modération des contenus en ligne. D’abord, parce que des défaillances existent aujourd’hui dans la politique de modération des plateformes. Ensuite, parce que les plateformes ont une part de responsabilité dans la diffusion des contenus illégaux et illicites mais aussi des fake news et des théories complotistes qui gangrènent depuis plusieurs années le débat démocratique. Comme le rappelait récemment l’article de Damien Leloup[4] , l’invasion du Capitole n’est que le point culminant d’un long processus de radicalisation d’une partie de la population. Facebook a par exemple pendant longtemps laissé prospérer des groupuscules insurrectionnels sur sa plateforme qui en ont profité pour s’organiser et recruter de nouveaux membres.
Afin de mettre un terme à cette dynamique qui est dangereuse pour le débat démocratique et l’avenir de nos institutions, il est plus que jamais nécessaire de légiférer sur les services numériques. C’est tout l’objet des deux textes qui sont portés par la commission européenne. Parmi eux le Digital Services Act a pour objectif de renforcer la responsabilité des plateformes pour améliorer la confiance et la transparence du marché numérique en mettant à leur charge de nouvelles obligations en matière de lutte contre les contenus illégaux et illicites. Pour garantir un environnement en ligne sûr et responsable, et ainsi renforcer la confiance de nos concitoyens dans des institutions démocratiques.
De l’autre côté de l’Atlantique, les Américains préparent une enquête sur le rôle des réseaux sociaux dans la désinformation, et leur rôle dans l’attaque du Capitole le 6 janvier dernier.
Ensemble, nous parviendrons à démontrer que les États n’ont pas encore dit leur dernier mot face aux GAFAM. Ils sont les seuls gardiens des règles du jeu démocratique.
[1]https://blog.twitter.com/en_us/topics/company/2020/suspension.html – Permanent suspension of @realDonaldTrump by Twitter Friday, 8 January 2021
[2]Frank Pasquale, Black Box Society, Harvard University Press (2015)
[3]Le Commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton, dans Politico (2021)
[4]Le Monde, en date du 9 janvier 2021, « Suspension des comptes de Donald Trump : les plates-formes numériques entre opportunisme et aveu d’échec »
Une tribune de Jean-Michel MIS, député de la Loire, membre de la commission des lois, membre du Conseil national du numérique, membre de la Commission supérieure du numérique et des postes
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