Du fait de son caractère universel et intemporel, l’éthique a été questionnée tout au long des époques au gré des influences morales, politiques et religieuses.

Elle se définit comme étant la pensée des principes en raisonnant sur les fondements et les valeurs[2] y afférents.

Toutes les théories de l’Ethique sont issues de l’histoire de la philosophie morale[3]. En premier lieu, l’Ethique normative élabore des théories qui permettent d’évaluer moralement les personnes et leurs actions selon les critères du « juste » et du « bien« . Il est à noter que le débat central de l’éthique normative englobe trois courants[4] : l’éthique de la vertu, le déontologisme, ainsi que le conséquentialisme qui considère que l’éthique est un acte de responsabilisation[5].

En deuxième lieu, la Méta-éthique étudie les fondements conceptuels, épistémologiques et ontologiques de l’éthique normative.

Enfin, l’Ethique appliquée[6], qui comme son nom l’indique, applique les normes de l’éthique normative à des contextes pratiques, en particulier, à celui du numérique où les développements de l’intelligence artificielle (IA) comportent de nombreux enjeux.

Dès 1948, avant l’invention du jeu de l’imitation par Alan Turing, le philosophe et mathématicien américain Norbert Wiener publiait un ouvrage dans lequel il présentait un ensemble d’idées relatives au développement de technologies capables de remplacer certaines fonctions mentales de l’être humain[7].

Depuis la théorisation de la cybernétique et les prémices du connexionnisme ainsi que ceux du cognitivisme, de nombreux défis scientifiques ont été relevés. En particulier, la naissance de processeurs très puissants et l’émergence du Big Data ont permis des avancées considérables dans le domaine de l’IA.

Néanmoins, cette dernière présente encore d’importantes zones d’ombre. En effet, il apparaît que la fiabilité des algorithmes est fréquemment discutable (fragmentation, discrimination, exclusion, etc.).

Par ailleurs, s’agissant « des algorithmes issus du paradigme de réseaux de neurones artificiels, en particulier, de l’apprentissage profond  » il est souvent impossible pour les ingénieurs d’expliquer le résultat produit« .[8] 

En outre, l’agencement des algorithmes de l’IA peut correspondre à un ordre socio-économique sous-jacent. Rappelons que « la stratégie de captation de l’attention » développée de manière industrielle par les Big Tech utilise des biais comportementaux[9].

Aujourd’hui, les domaines d’influence de l’éthique sont multiples. Elle peut, entre autres, remplir une fonction visant à évaluer la justesse des règles que le droit et la conformité édictent ainsi que les préfigurer. Il en ressort, en toute hypothèse, que l’éthique impulse une véritable dynamique d’intelligence juridique au sein même des organisations, et, plus globalement, au niveau international.

Les 99 articles et les 173 considérants du RGPD, qui traduisent une volonté de responsabiliser les entités (celles-ci doivent veiller à préserver leur équilibre économique tout en intégrant une démarche éthique), en sont une première illustration et les prochains mois vont offrir une formidable occasion aux DPO bien coachés de démontrer tout leur talent ainsi que leur agilité dans ce domaine.

L’année 2021, en effet, « annonce la fin du moratoire de la CNIL pour la réalisation des analyses d’impacts devant être diligentées pour tous les traitements à risques conformément à l’article 35 du RGPD ».[10] Aussi, après avoir élaboré la cartographie des traitements, formalisé leur registre, vérifié les 4832 [11] points de conformité et déterminé la doctrine de l’entreprise (s’agissant de « l’intérêt légitime »), les DPO devront se concentrer sur la « vague d’audits de conformité au RGPD » qui vont arriver et « sur le contrôle des zones principales de risques ».

Il est à souligner que le rôle d’interface que les DPO devront assurer entre les directions juridique et technique sera déterminant. Ce rôle complexe, qui requiert de la maturité, est encore insuffisamment appréhendé/pratiqué en entreprise alors même que les enjeux financiers deviennent conséquents. Rappelons que la CNIL vient de condamner deux sociétés du Groupe Carrefour pour un montant cumulé d’environ 3 000 000 d’euros.

Par ailleurs, l’éthique révèle toute la dimension géopolitique du droit, en particulier, à l’égard des GAFAMs.

La récente saisine de la Commission européenne par diverses entreprises et groupes industriels « pour lui demander de prendre des mesures renforcées à l’encontre de Google [12] qui met ses propres services en avant sur son moteur de recherche au détriment de ses concurrents », en est une parfaite illustration.

L’Union européenne (UE) est déjà très active sur le sujet. Elle vient de demander à Amazon « de répondre aux griefs d’abus de position dominante » (notamment sur le marché français) et a diligenté une enquête approfondie en vue de faire toute la lumière sur le fonctionnement de l’algorithme de la plateforme. Il est précisé que pour qu’un abus de position dominante soit caractérisé au sens de l’article L. 420-2 du Code du commerce, « trois conditions doivent être réunies : l’existence d’une position dominante sur un marché déterminé ; une exploitation abusive de cette position ; un objet ou un effet, au moins potentiel, restrictif de concurrence. » [13]

En outre, la Commission travaille à l’élaboration de deux nouveaux textes –le Digital Services Act et le Digital Market Act – qui visent à réguler ces titans du numérique. Il est à noter que « l’intervention d’un régulateur peut permettre de gérer des marchés dont il est constaté que la concurrence est empêchée. C’est le cas lorsqu’il existe une concentration factuelle de grands acteurs »[14].

In fine, cette règlementation et cette régulation, dont les principes et les valeurs qui sous-tendent la vision sont souvent mal compris par les entreprises, constitueraient-elles un nouveau modèle, en l’occurrence, celui du post-pragmatisme européen ?

Rappelons que parmi « tous les courants d’idées, le pragmatisme est celui qui est le plus solidement enraciné dans la culture Américaine« [15] et celui aussi qui a le plus influencé le libéralisme économique aux Etats-Unis. Pour plusieurs grandes figures de l’école classique, tels, Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey et Richard Rorty, le pragmatisme représente une méthode d’appréhension des idées où « l’usage qu’on fait d’une chose suffit à le définir ». [16] » On ne s’embarrasse pas de concepts, on traite le réel ». [17]

Pourtant le cyberespace est encore perçu « comme un territoire virtuel, un espace à part, sans frontières, qui s’affranchit des contraintes du monde physique (et le Cloud ne fait que renforcer ce caractère irréel) »[18]. Cette « puissante métaphore » a sans doute rendu possible nombre de dérives, en particulier, les logiques de surveillance et d’hyper-ciblage ; autrement appelées « capitalisme mental »[19].

Le post-pragmatisme est ici entendu comme s’adaptant à la « culture » que réclament les mutations générées par les technosciences en « considérant quels sont les effets pratiques pouvant être produits par l’objet de la conception (ici celui des algorithmes de l’IA), la conception de tous ses effets étant considérée comme la conception complète de l’objet »[20].

Le post-pragmatisme européen pourrait à la fois promouvoir une vision éthique au titre de la confiance numérique tout en procédant à « l’inventaire » de l’école classique, notamment, en vue d’identifier ce dont il conviendrait de s’inspirer.

Car, en effet, pour quelle raison une gouvernance qui intégrerait une pratique de l’intelligence juridique et économique ainsi qu’une posture décomplexée en matière de compétition et d’innovation, en serait-elle empêchée par la seule volonté d’inscrire l’ensemble dans une démarche éthique et responsable ? Comme l’exprime Anthony Colombani : « l’éthique n’est pas une barrière mise contre le développement de l’industrie, elle est au contraire la condition de son acceptabilité sociale. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre d’un enjeu d’ordre civilisationnel. C’est même un enjeu d’efficacité : qu’est-ce qu’une bonne intelligence artificielle ? C’est celle qui favorise le plus grand bien pour le plus grand nombre »[21].

À titre de propos conclusif, citons le très talentueux Tariq KRIM :« les modèles économiques de demain qui seront basés sur le respect de l’utilisateur sont des modèles économiques nouveaux sur lesquels nous avons en Europe la possibilité de peser » ! [22]

 

[1] Il est à préciser que l’éthique est ici entendue au sens de l’éthique du numérique. Par ailleurs, à ce stade, il convient d’envisager le titre sous une forme interrogative.

[2] Simon SUTOUR et Jean-Louis LORRAIN, « La prise en compte des questions éthiques à l’échelon européen », Rapport d’information du Sénat n° 67, 2013, p 11.

[3] Luc FERRY, « Une brève histoire de l’éthique : de l’antiquité à nos jours, Cycle de conférence : philosophie du temps présent », Parenthèse Culture 2, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=UkzBTLQsGfI&t=4327s

[4] Éthique et Numérique « un référentiel Pratique pour les acteurs du numérique », octobre 2018, Cigref & Syntec numérique.

[5] Max WEBER, « Le savant et le politique », Plon, 1959, p 31.

[6] Il conviendrait d’ajouter l’éthique computationnelle qui émerge dans les années 2000.

[7] Ronand Le Roux, P 40, « Cybernétique et société », Norbert Wiener, Ed Points, janvier 2014. 2 « Cybernétique: d’une théorie naît une pratique international » – Norbert WIENER « Cybernetics or control and communication in the animal and the machine ».

[8]  Jocelyne Maclure et Marie-Noelle Saint Pierre, « Le nouvel âge de l’intelligence artificielle : une synthèse des enjeux éthiques », Les cahiers de la Propriété intellectuelle vol 30, p 758, le 19/09/19, disponible sur : http://www.ethique.gouv.qc.ca/fr/assets/documents/CPI_Maclure_Saint-Pierre.pdf

[9] Maxime Des Gayets, « La grande dépossession : pour une éthique numérique européenne », Ed Jean Jaurès, 2018, p 34.

[10] Stéphane ASTIER, « Comment se préparer à la vague d’audits de conformité au RGPD prévue pour 2021? » Préparez-vous à la vague d’audits de conformité RGPD, prévue pour 2021, https://infos.haas-avocats.com

[11] Gérard Haas, « Gouvernance des données, ce que le RGPD a changé », Maison du Barreau, 22 mai 2019, https://www.youtube.com/watch?v=fnMX1wyYrWY&feature=emb_title

[12] Google fait l’objet d’une plainte antitrust.

[13] https://www.economie.gouv.f

[14] Eve Renaud-Chouraqui, « Big tech, une meilleure régulation pour moins de sanction », https://infos.haas-avocats.com

[15] Universalis France, « Le pragmatisme », : https://www.universalis.fr/encyclopedie/pragmatisme/

[16] Nicolas BOULEAU, « Le pragmatisme », httpps:///www.youtbube.com

[17] Michel ONFRAY, « Une éthique sans morale », conférence du 16 juillet 2017.

[18] Frédérick DOUZET « Le cyberespace, un enjeu majeur de géopolitique », https://larevuedesmedias.ina.fr/

[19] Maxime Des Gayets, « La grande dépossession : pour une éthique numérique européenne », Ed Jean Jaurès, 2018, p 34.

[20] Universalis France, « Le pragmatisme », https://www.universalis.fr/encyclopedie/pragmatisme/

[21] Conférence parlementaire en format « Triangle du Weimar » organisée par le Sénat, 2019, disponible sur : http://www.senat.fr/evenement/colloque/triangle_de_weimar_cybersecurite_et_intelligence_artificielle.htm

[22] Tariq KRIM, interview réalisée par B Smart Tech, émission du 4 novembre 2020.

 

 

Une tribune « Parole d’Expert » d’Alice LOUIS, Juriste spécialisée en droit du numérique et consultante en organisation dans le secteur des Médias

 

 

 

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