Ces dernières années, la crise sanitaire, ces dernières semaines, la crise ukrainienne, ont fort malheureusement remis au goût du jour ce propos d’Emile de Girardin : « Gouverner, c‘est prévoir ». Il est certes toujours plus facile de dénoncer après coup le manque d’anticipation que de détecter les signes annonciateurs quand ils se manifestent. En revanche, persister dans l’erreur et ne pas tirer les leçons de celles qu’on a commises pose question, le déni constituant une faute grave en politique.

Or, il a fallu deux crises majeures pour que le sujet de notre souveraineté, notamment numérique, revienne au premier plan, au risque d’ailleurs de devenir une tarte à la crème que chacun revisite au gré de ses intérêts, de ses convictions parfois à géométrie variable et pas toujours en conformité avec l’intérêt général. Il a fallu une pandémie et une guerre à nos portes pour que nous réfrénions notre appétence pour une mondialisation béate et débridée, dont nous n’avons que trop occulté les faiblesses et les dangers.

 

Dès le début de mon mandat de député, mon intérêt s’est très vite porté sur les problématiques nouvelles nées de la révolution numérique et de son impact sur l’innovation technologique. Il n’est de spécialité scientifique qui puisse faire abstraction de cet outil qui potentialise les avancées technologiques avec une caractéristique aussi préoccupante qu’enthousiasmante : l’accélération de l’innovation. Le temps scientifique s’est précipité, le temps politique doit suivre, plus encore anticiper, et il a bien du mal.

Or en matière de révolution numérique, force est de constater que non seulement nous n’avons pas anticipé, mais nous n’avons pas, dans notre pays, accompagné politiquement ce bouleversement technologique, l’un des plus grands de l’histoire de l’humanité, puisqu’il transcende des limites que l’intelligence humaine ne pensait pas possibles ou même envisageables de repousser il y a de cela moins d’un siècle. Nous sommes en la matière devenus dépendants d’opérateurs étrangers dont le pouvoir finit d’ailleurs par outrepasser celui des Etats. Alors que nous excellons dans nombre de domaines de la recherche, nous vivons cette révolution technologique sans protéger notre souveraineté.

Ce déficit de souveraineté numérique, nous le subissons. Nous nous laissons porter et nous ne sommes pas moteurs. Il est trop facile de dire que c’est parce que nous n’avons pas pris le train à temps et qu’il ne sert plus à rien de courir derrière, que nous devons multiplier les compromis et les concessions. La Russie et la Chine, sans doute parce que plus obsédées par leur sécurité intérieure, leur indépendance technologique et leur souveraineté, ont réussi, en mettant les bouchées doubles, à rattraper leur retard en quelques années, à assurer leur souveraineté numérique. Le sujet est surtout éminemment politique, ce que nous avons parfois tendance à oublier.

Pourtant, depuis cinq ans bientôt, je suis obligé de constater le peu d’appétence des politiques pour ce sujet. Peu de mes collègues de l’Assemblée nationale, représentatifs en cela de l’ensemble de nos compatriotes, ont une réelle expertise en la matière. Il est vrai que pouvoir prétendre à une vision politique de cette question demande des compétences juridiques et une connaissance des technologies et de leurs impacts sur la condition humaine et sur l’évolution de nos sociétés. Pourtant il est indispensable, si nous souhaitons pouvoir légiférer avec pertinence dans ce domaine, que nous soyons nombreux, quel que soit notre attachement partisan, à nous approprier ces sujets.

 

L’événement organisé le 9 mars au Cirque d’hiver par le collectif Convergences numériques, qui regroupe plusieurs associations professionnelles (France Digitale, l’Afnum, Cigref, Fevad…), a été tout à fait révélateur. Sept des douze candidats à l’élection présidentielle y ont en effet présenté leur programme pour le numérique, devant un public d’entrepreneurs, de start-up, d’entreprises du numérique et de journalistes.

Tous sont d’accord (et ils ont tout à fait raison) pour dire qu’il faut développer un cloud souverain, afin de protéger les données personnelles des Français, ou qu’il faut préserver les pépites nationales de la prédation des géants étrangers. Ils ont « coché » ces sujets car ils sont fortement médiatisés ces derniers mois, en raison de leur actualité (Health Data Hub, Gaia X…) mais, à aucun moment, ils n’ont abordé les véhicules autonomes, la 5G, le hardware, les cryptomonnaies, le chiffrement ou la robotique industrielle, autant de domaines qui, si techniques soient-ils et justement parce que, participent eux aussi de notre souveraineté nationale. Faire des propositions au cas par cas, au fil de l’actualité, ne constitue pas une véritable politique de défense de la souveraineté nationale.

Par ailleurs, les chantres de la souveraineté numérique ne forment pas un groupe homogène, souvent parce qu’ils n’en ont pas la même définition. Certains confondent souveraineté et souverainisme. D’autres clament haut et fort qu’il nous faut retrouver notre souveraineté mais succombent par intérêt personnel ou par facilité aux sirènes des Gafam. On ne peut pas crier au loup et en même temps le faire entrer dans la bergerie, sous le prétexte souvent fallacieux qu’on ne peut faire autrement. Quand on laisse Google Cloud ou Microsoft proposer leurs services dans le cadre de licences accordées à des entreprises françaises, on inféode ces dernières et leurs clients à des opérateurs étrangers, dont on sait pertinemment qu’il leur sera difficile, voire impossible, de se séparer par la suite, parce que ce sera trop compliqué et trop cher. On tue par la même occasion l’écosystème numérique national au lieu de le booster.

L’Etat se doit d’être exemplaire et il est loin du compte. Il le peut pourtant de bien des façons. Tout d’abord, il doit privilégier l’écosystème français et européen en cas de commande publique, le recours à une entreprise extérieure ne pouvant se faire que si aucune solution n’a été trouvée et dans des conditions de sécurité et de réversibilité optimales. Il est impératif d’intégrer de façon systématique au sein des arbitrages techniques des projets numériques les enjeux ayant trait à la souveraineté numérique, en particulier concernant la protection des données personnelles et la localisation des données en Europe.

 

La digitalisation et la modernisation de notre administration doivent être accélérées. Cela passe par la montée en compétences des ressources humaines internes. Il faut que celles et ceux qui accompagnent ces projets aient à la fois les compétences technologiques adéquates et une parfaite connaissance des besoins de leur administration. Cela passe bien évidemment par une rémunération attractive et la mise en œuvre d’une stratégie de fidélisation pour les conserver au sein de la sphère publique. La difficile mise en adéquation des besoins avec l’offre d’intervenants extérieurs les méconnaissant a été à l’origine de fiascos qui ont coûté cher aux finances publiques.

Il faut imposer au sein de l’administration le recours systématique au logiciel libre, en faisant de l’utilisation de solutions propriétaires une exception. L’exemple le plus flagrant est celui de l’Education nationale : quand l’école biberonne les enfants aux Gafam dès leur plus jeune âge au lieu de les former à l’utilisation de logiciels libres, on développe chez eux des réflexes de consommation qui seront difficiles à déconditionner par la suite et qui influenceront leurs choix personnels et professionnels futurs. L’Education nationale doit développer la formation à l’outil informatique, au codage ainsi que la sensibilisation aux risques qu’en occasionne l’usage. Il s’agit de faire des générations futures des utilisateurs éclairés et non des consommateurs passifs et vulnérables.

L’incendie survenu en mars dans le datacenter strasbourgeois d’OVHCloud a été révélateur de la faible acculturation des entreprises françaises aux enjeux de sécurité de leurs données. Une majorité des clients d’OVH pensaient que leur site et leurs données étaient automatiquement sauvegardées par l’hébergeur, confondant ainsi stockage et sauvegarde.

Le confinement a mis le doigt sur l’intérêt de la numérisation pour les TPE-PME. Pendant cette période, les PME du commerce de détail qui vendent en ligne ont subi une perte de chiffre d’affaires inférieure en moyenne de 25 points comparativement à celles qui ne reçoivent pas de commandes en ligne. Le niveau d’équipement en ordinateurs portables des entreprises a permis d’amortir dans certains secteurs les conséquences de la crise sanitaire grâce au télétravail.

Cependant, comme j’ai pu le constater dans ma circonscription vendéenne, la complexité des démarches pour accéder aux aides permettant aux entreprises d’améliorer la numérisation et la sécurisation de leurs installations ainsi que la difficulté d’accès à l’information sur ces aides ont un effet contre-productif. Un plan quinquennal de soutien à la numérisation des entreprises et à la cybersécurité permettrait d’obtenir de meilleurs résultats et d’éviter que nombre d’entre elles passent à travers les mailles du filet des aides.

 

Se pose bien évidemment aussi la réforme des systèmes d’aides au financement des start-up, trop complexes eux aussi et peu réactifs. Nous n’avons pas besoin de faire preuve d’une imagination que nous n’avons pas eue jusqu’à maintenant : peut-être pourrions-nous tout simplement nous inspirer des Etats qui ont fait preuve d’inventivité et peuvent être qualifiés de start-up nations. C’est à ce prix que nous pouvons espérer favoriser l’émergence de nouvelles technologies. Cela peut passer, pourquoi pas, par une participation de l’Etat au capital des entreprises concernées.

Il est aussi nécessaire d’aborder sans tabou le sujet sensible de la vente de nos pépites aux Gafam. Il ne s’agit pas de porter atteinte à la libre entreprise. En revanche, il est important qu’une doctrine clairement déclinée et accessible à tout le monde soit formalisée, afin que les décisions soient prises en toute transparence et objectivité. Décider au cas par cas, dans le secret de Bercy, comme c’est le cas actuellement, ne contribue pas à clarifier la lecture des décisions prises. Les outils pour la déclinaison d’une telle doctrine existent déjà, ne serait-ce qu’au niveau européen. L’abandon par NVIDIA du rachat d’ARM ne fait pas couler beaucoup d’encre ni de larmes, beaucoup moins en tout cas que le projet d’acquisition. En matière de libre entreprise, ne soyons donc pas plus royalistes que nos voisins d’outre-Manche qu’on ne peut accuser de laxisme sur ce sujet.

 

Autant de sujets pour lesquels il faut un pilote dans l’avion,« exfiltré » de Bercy, sans à ses côtés une DGE qui réduit systématiquement l’approche des sujets numériques à des considérations strictement économiques ou financières. Comme j’ai souvent eu l’occasion de m’en expliquer, un secrétariat d’Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, niché dans un recoin de l’administration du ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance et disposant d’une équipe réduite, n’a pas le pouvoir de mener des chantiers d’une telle envergure. Il faut un ministère de plein exercice, doté de pouvoirs étendus pour porter enfin une vision transversale des enjeux du numérique au sein de l’État et construire une véritable stratégie numérique sur le long terme.

Il existe un consensus dans les propositions des candidats à l’élection présidentielle sur la nécessité pour notre pays de recouvrer sa souveraineté et sur la conviction que cela passe pour beaucoup par la construction de notre souveraineté numérique, clairement identifiée comme un sujet majeur du prochain quinquennat. Il est temps de mettre en adéquation les paroles et les actes politiques.

Philippe LOUDENOT

Une Parole d’Expert de

Philippe LATOMBE
Député de la Vendée

Parue le 18 mars 2022

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